Vues de loin, les choses paraissent simples : pour faire pression sur le gouvernement, la guérilla colombienne (les FARC) prend des otages qui constituent une monnaie d'échange et un capital en vue de négociations. Et
Ingrid Betancourt, enlevée durant sa campagne à la présidence de la République, est une belle prise. Pourtant, la mise en oeuvre concrète de ce projet politico-mafieux se révèle d'une insondable complexité, car il faut héberger, nourrir et garder ces otages, comme un cheptel. Une micro-société se constitue et la confrontation quotidienne entre les gardiens et les "retenus", qui doit être temporaire mais dure de plus en plus longtemps, va mettre à nu les aspects les plus sombres de chacun. Et c'est ce qui fait l'intérêt du récit d'
Ingrid Betancourt, qui n'est ni ennuyeux ni redondant.
La précarité est permanente, on ne compte plus les déménagements décidés dans l'instant pour fuir les raids de l'armée régulière. Il faut se cacher sous le couvert de la forêt et la parcourir à marche forcée dans des conditions souvent dantesques. Rien ne dure longtemps, sauf la perversité des relations et les conditions de vie des otages, mal nourris, mal soignés, entassés et réduits à dormir dans une "caleta" (un lit de planches couvert d'une moustiquaire et d'une feuille de plastique contre la pluie).
Au fil des pages, Ingrid dissèque cette société radicalement asymétrique, entre les maîtres des fusils et leurs otages, qui met chacun devant ses contradictions :
- Affichant leurs valeurs humaines révolutionnaires et devant prendre soin de leur cheptel humain, les guérilleros sombrent pourtant dans leurs pulsions sadiques contre ces ennemis de classe, ils s'ingénient à les priver du moindre plaisir, ne serait-ce qu'une discussion amicale ou une nage dans la rivière, quand ils ne les enchaînent pas pour punir leur envie d'évasion.
- Les otages veulent rester dignes mais ne sont pas des surhommes, ils se déchirent dans un brutal égoïsme de survie, pour préserver une parcelle d'intimité et de territoire personnel. le moindre avantage obtenu par un autre, une portion de nourriture un peu plus grosse ou un meilleur point d'attache d'un hamac, peut déclencher des rancoeurs tenaces. Et certains vont jusqu'à la délation pour obtenir des faveurs. de quoi expliquer les divergences et les polémiques qui ont suivi ce livre et ceux de ses codétenus qui ont aussi raconté leur détention.
Sous un tel régime, la déchéance physique de chacun est évidente, mais faute de miroir, on ne peut voir la sienne que dans le regard des autres. le sujet est abordé avec pudeur et parfois humour, quand Ingrid réussit à obtenir des barres de gymnastique en pleine jungle.
Car malgré tout, des moments de grâce peuvent soudain advenir : une fugace complicité féminine avec une guérilléra qui a l'âge de sa fille, l'amitié d'un codétenu, un paysage idyllique lors d'une pause dans une marche, une épaule robuste qui porte le sac, une bible ou un dictionnaire surgis on ne sait d'où, un gâteau d'anniversaire préparé ensemble ou un atelier de tissage.
En toute fin, quand approche la libération (connue d'avance et qu'on espère comme Ingrid depuis le début du récit), on est encore "cueilli" par son déroulement, aussi improbable qu'un scénario de film étatsunien à gros budget ! Merci "doctora Ingrid" pour cette plongée sans fard dans les replis de l'âme humaine et bravo pour votre résilience et votre talent littéraire.