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Critique de oblo


oblo
19 septembre 2022
La data : le mot de sciences est devenu synonyme d'insignifiance. La donnée est tout, et tout est devenu donnée. Les poèmes de Baudelaire, les symphonies de Beethoven ou les films de Kubrick sont une donnée, au même titre que les courtes vidéos disponibles sur n'importe quelle plate-forme internet. Il faut de la place. Il faut trier, il faut évacuer, supprimer. le critère du choix est à l'avantage des plus récents créateurs. Ainsi se départagent, au nombre de vues, des sonnets shakespeariens et des tutoriels youtube. Yves Mathon tente de lutter contre cela. Il télécharge et sauvegarde illégalement des oeuvres culturelles promises à la destruction, usant pour cela de sa position professionnelle privilégiée, puisque c'est lui qui défend la sauvegarde des oeuvres face à des juges dénommés prophètes qui, contraints par les injonctions politiques et sociales, libèrent des gigas à tour de bras. Saisissant le genre de la science-fiction comme un prétexte, Ugo Bienvenu imagine un avenir tout en couleurs, certes, mais bien sombre pour une humanité aspirée entièrement par le temps présent, laissant aux machines le soin de conserver sa mémoire. Mais si le propos est intéressant, et d'ailleurs plutôt bien écrit, c'est justement la dimension narrative qui, ici, déçoit.

Pour décrire ce futur proche, Ugo Bienvenu use joliment de deux outils : le graphisme et les références culturelles. Pour ces dernières, il s'agit avant tout de raccorder le lecteur à ce qu'il connaît : l'évocation des plateformes internet, la récitation enfantine de poèmes très connus, les refrains de chansons de Céline Dion, l'apparition furtive du visage d'un Richard Anconina. le graphisme, lui, fait d'abord la part belle aux formes géométriques qui se répètent dans les villes et dans les bâtiments, aux vêtements seyants et brillants. On se raccroche, là aussi, à ce qui nous est connu : les routes de campagne, les patelins paisibles, la même rigueur des offices funéraires. Pour autant, la distanciation induite par le genre de la science-fiction fonctionne très bien. Cela permet à l'auteur de mettre en avant des questions qui sont effectivement sous-jacentes dans nos sociétés. La première d'entre elle, c'est l'omniprésence du présent pour juger tant les choses passées que celles à venir. Dans ce futur proche qui nous est décrit, plus personne, ou presque, ne regarde ou ne lit ou n'écoute les oeuvres qu'on considère aujourd'hui comme patrimoniales. Par conséquent, elles ne sont plus connues, ne font donc plus sens dans la société. Par là, Ugo Bienvenu définit aussi ce qui fait la culture : est culture ce qui est partagé, connu, su d'une majeure partie de la population. La culture est donc d'abord un fait social, et non pas une norme édictée en rupture totale avec les êtres censés la véhiculer et la faire vivre. Paradoxalement, la destruction des oeuvres semble, de ce point de vue, faire sens. L'objet culturel qui est vidé de sa dimension sociale perd son utilité. L'auteur pose alors la deuxième question : est-il moral de détruire la culture quand elle ne fait plus, ou pas sens ? Pour répondre à la question, il faut toutefois avoir en tête ce que celle-ci suppose : la hiérarchie entre les cultures, et que la culture est aussi synonyme de mémoire pour les sociétés humaines. Hiérarchie des cultures, parce que peuvent être supprimées les oeuvres jugées inutiles à un temps donné, comparativement à d'autres créations (en l'occurrence, les créations YouTube). Mémoire des hommes, car les oeuvres reflètent le génie de l'esprit humain, et leur existence prouve au mieux la spécificité du genre humain. Supprimer les oeuvres d'art revient donc à supprimer une partie de l'identité humaine, et donc à amputer les hommes du temps présent d'une partie plus ou moins consciente d'eux-mêmes. En contrepartie, l'action salvatrice d'Yves est également due à sa propre subjectivité. Les oeuvres qu'il sauve - un film de Kubrick, une chanson de Céline Dion - sont les oeuvres qu'il aime, celles qui le touchent, celles qu'il trouve belle. L'art est aussi cela : le beau, et l'expression du sentiment.

Par son récit, Ugo Bienvenu montre le caractère fondamental de la culture dans le processus de construction d'une humanité libre. Ce monde futuriste, d'ailleurs, a déjà tourné le dos à une partie de son humanité, puisque la gestation des foetus est confiée à des robots, dont Mikki, le robot d'Yves et de son épouse, est un bon exemple. Les pertes de la maîtrise des corps et de celles des esprits - car des esprits sans mémoire, sans histoire - constituent une menace extrême pour une humanité condamnée au présent, et laissée au bon vouloir de ceux et celles qui le maîtrisent. Yves, tout particulièrement, est conscient de cela, qui souhaite garder le maximum de culture pour sa fille à naître. Sa mort prématurée n'empêchera pas son projet de voir le jour. Sa fille, Isi, mise au monde par Mikki, apprend jour après jour les textes et les oeuvres gardés en mémoire par le robot. Étrange paradoxe d'une des dernières représentantes d'une humanité telle que nous la connaissons actuellement, laquelle est élevée - au sens physiologique comme au sens intellectuel - par un robot dépourvu, justement, de sentiments et de morale.

A n'en pas douter, le propos d'Ugo Bienvenu révèle une réflexion intelligente sur notre société et les dangers que font courir les progrès immenses de la technologie. Pourtant, une chose gêne. C'est qu'il semble qu'il n'y a pas de récit véritable. La narration est divisée en deux parties : le combat silencieux d'Yves pour sauvegarder la mémoire de l'humanité, jusqu'à l'accident tragique, puis l'enfance de sa fille dans la nature cantalienne et une culture classique et populaire. L'introduction - les funérailles du père d'Yves - n'apporte pas grand chose au récit, et la fin, ouverte au(x) possible(s), laisse l'amère impression d'un récit inachevé. Entre les deux parties du récit, la rupture paraît également trop franche, et l'auteur n'effleure même pas le thème d'une humanité éduquée et élevée par la robotique. Enfin, les dialogues, s'ils révèlent la profondeur de la réflexion de l'auteur, tiennent davantage de l'essai - sous une étonnante forme dialoguée - que de la fiction narrative. On s'étonne de cette planche de dialogue entre Yves et sa femme, faite d'assertions sans doute vraies, mais dépourvues de vie. Objet intellectuel froid, Préférence système démontre au moins une certaine cohérence entre le récit et son titre. Mais le propos qui valorise la culture vivante fera buguer le lecteur.
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