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Critique de GeorgesSmiley


Un très grand livre écrit par un grand écrivain qui livre ses souvenirs d'enfance lorsqu'il avait une dizaine d'années. Pas n'importe quel enfant, pas n'importe où et pas n'importe quels souvenirs ! Lucien Bodard était, dans les années 20, le fils du consul de France à Chengdu, capitale du Sichuan (à l'époque on disait Sseu Tchouan). Il dresse un portrait parfois tendre mais souvent sans concession de ses parents et nous fait découvrir une Chine terrible et fascinante.
Rien ne nous est épargné de la misère, de la cruauté, des cataclysmes climatiques ou des incendies qui ravagent périodiquement la cité parce qu'un des seigneurs de la guerre en a décidé ainsi.
Le consul a l'ambition ultime de désenclaver le Sichuan en prolongeant jusqu'à Chengdu la ligne de chemin de fer qui reliait Hanoï à Kunming depuis 1910. Une manière de détourner les échanges par bateau qui descendaient et remontaient le Yang Tsé Kiang vers Shanghaï dominée par les Anglais. Une manière de se mettre en valeur et d'obtenir le poste d'ambassadeur qu'il mérite.
Les embuches sont nombreuses ; les évidentes qui viennent des consuls anglais ou japonais, des seigneurs de la guerre (ceux du Sichuan affrontant ceux du Yunan, ceux du Yunan qui se méfient les uns les autres), des sociétés secrètes mafieuses et les plus inattendues car venant de compatriotes affairistes, sans scrupules et prêts à tout y compris à menacer physiquement le consul et sa famille (« l'enfant est-il en danger ? » demande sa mère). Tout le monde veut faire main basse sur l'opium, les affairistes pour « faire du fric », les sociétés étrangères pour « faire des affaires », les puissances coloniales pour augmenter leur influence et les seigneurs de la guerre pour acheter des armes qui leur permettraient de liquider tous les autres.
On apprend comment s'est créé puis développé Shanghai, d'abord le Bund des Anglais puis la concession française. Comment la concession a été pacifiée avec le concours de la « bande bleue », on pense alors à « Tintin et le lotus bleu » pour réaliser que les fleurs de lotus ne sont pas bleues. On voit défiler le gouverneur de l'Indochine française en visite officielle, trop bien marié à une jeunesse qui lui rend trente ans et un appétit qu'il n'a plus. On assiste aux négociations, tractations et organisations de coups bas de toutes sortes ; on suit le gamin qui circule librement dans la ville chinoise, uniquement accompagné d'un soldat lépreux chargé de l'escorter; il voit tout et comprend tout « Je pense à la vie de petit seigneur que j'ai eue…Dans ce Sseu Tchouan tout au cours de mon enfance, j'ai reçu mon éducation de la cruauté. Cela se déroulait au milieu de la gaité chinoise, cette formidable capacité de jouir quand les autres crèvent».
Le consul et son épouse sont magnifiques sur la photo officielle de 14 juillet mais leur fils nous les dépeint aussi dans leur intimité et leurs affrontements et c'est nettement plus intéressant.
On est souvent saisi d'horreur pour dix pages plus loin éclater de rire : par exemple au récit d'une fin de banquet qui a mal tourné pour un officier anglais « c'est ainsi qu'est tombé le costaud, victime du devoir, de sa trop grande participation à la politique de l'entrain, faite pour le service de sa Majesté. le type revient rapidement à lui. Ses premières paroles sont héroïques : encore du champagne. »
La langue est superbe, facile à lire et ce roman magistral se dévore en quelques heures jusqu'au dernier paragraphe qui ne l'est pas moins :
« J'avais découvert la tristesse. Il me semblait que le consulat avait été atteint de pourriture, tout me paraissait affreux : ces Seigneurs de la guerre, ce Dumont, cette Chine. Pour la première fois de ma vie j'avais jugé mes parents. J'avais discerné la vanité bête de mon père, l'orgueil détraqué de ma mère. Tous deux étaient comme des fétus face à un destin qui allait les écraser. Moi, j'étais déchiré car je devenais semblable à eux : je n'étais pas un vrai Chinois, mais un bâtard moral, un gosse hybride qui allait, avec eux, être entrainé dans ces cupidités dangereuses ; celles où il y avait le chemin de fer, les combines et sans doute le désastre au bout ».
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