Un temps veut qu'on s'applique à vivre. Un temps vient de renoncer à mourir en plein vol.
COLETTE
Tom ne s'épanouissait que dans l'air des très hauts sommets. Un air qui lui rendait la vie respirable. Vivre là-haut, c'était se défaire des parfums confits de nostalgie, des réminiscences, des surgissements soudains d'un passé enfoui qui n'avait rien d'enchanteur.
Respirant l'air le plus pur
les narines gonflées comme des gobelets
sans avenir, sans souvenir
Elle réalisa soudain à quel point elle avait été seule. À quel point elle était seule.
Elle rêvait d'un avenir désirable. Elle aspirait à une épidémie de rêves, Ur contagion d'idées !
En voyageurs, nous avions restreint nos murs et notre toit auX frontières de notre corps, tout à la joie de laisser filtrer le vent et la grande rumeur du monde dans nos chambres intérieures. Heureux de nous laisser dépoussiérer, désencombrer. Le sentiment d'étrangeté que nous éprouvons à l'égard de notre logement, de notre vie, lorsque nous rentrons, n'en est que plus fort. Tout nous parait soudain trop grand ou exagérément meublé.
C'est cette impression de « trop » qui domine. Trop de tout. De linge, de meubles, de vaisselle, de relations, de rendez-vous... Toutes ces choses que nous possédons et qui nous possèdent bien davantage. La plupat du temps, ce flottement entre notre univers et nous, cette incertitude face aux objets, à ce qui façonne notre vie, ne dure pas. Très vite, trop vite peut-être, nous préférons oublier cette sensation inconfortable pour chausser nos pantoufles. Réintégrer l'image familière que nous nous faisons de notre existence. Notre empreinte sur les choses nous rassure. Elles sont bien à nous, nous sommes bien à elles. Sentiments d'appartenance mutuelle et d'identification apaisants...
Certaines fois, plus rares, il se produit une rupture soudaine, un craquement net, que seul peut percevoir celui qui le vit. Aux yeux des autres, rien n'a changé. Mais pour soi, tout est différent. Inquiétante étrangeté. Ce sentiment de séparation est si fort qu'on est prêt à tout abandonner sur-le champ. En réalité, ce qu'on prend pour un brusque chavirement de tout l'être n'est que la rupture de cette étoffe fragile qui noUs reliait au passé et qui avait commencé son lent travail| d'usure en silence. Pour se déchirer tout à fait, il ne lui manquait que l'occasion de se distancier. Ce que procurent le voyage, la rencon tre. L'occasion de poter un regard neuf sur l'existence. Est-ce bien cela ma vie, la vie ? se dit on soudain. Lorsqu 'on en doute, un point de non-retour est atteint.
On n'en revient jamais.
Je me suis laissé prendre à cette présence absence (..). (NICOLAS BOUVIER)
Redonner à l'espace intime sa intime sa valeur primitive de refuge et d'ancrage, d'accueil et de partage. Revenir à l'essentiel au fond, une vie simple, fondée sur Une conscience vigilante. Apprécier le luxe authentique. Le temps, le silence, l'amour et la nature...
- Chacun bricole comme il le peut son bonheur personnel, sourit Emily, mais le véritable habiter a lieu là où sont les poètes...
- Ca alors ! Vous faites référence à Bachelard ?
-Je n'ai guère de mérite car i'ai écrit un mémoire, resté inachevé, précise-t-elle, sur La poétique de l'espace..
-Dites-m'en plus, demande Mark saisi par la curiosité. Emily sent le rouge lui monter aux joues. - Eh bien, poursuitelle en retrouvant son assurance, j'ai essayé de pratiquer ce que Bachelard appelait une "topo analyse", c'està-dire, pour le citer de mémoire, l'étude psychologique systématique des sites de notre vie intime. Pour illustrer son essai, Bachelard puisait dans l'ceUvre des grands poètes et des grands romanciers. De mon côté, je me suis attachée à examiner la façon dont nos contemporains se réapproprient leur espace vital.
Paris offrait un parfait refuge aux déserteurs de son espèce. Ceux de la douleur et du chagrin. Elle dilverait le sien dans la foule. Héraclitéenne, la Seine lui rappellerait que tout passe. Elle s'oublierait pour renaître.