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Critique de Chri


Comment faire rire un paranoïaque ? La question me “chiffonne” comme dirait mon inspecteur préféré. Ou plutôt elle me taraude, car c'est évidemment une affaire me concernant…

Cette question était déjà le titre d'un livre spécialisé, mais ici je la vois se déplacer vers un problème d'ordre sociologique voir métaphysique.

Du point de vue du sociologue Luc Boltanski, l'identification de la paranoïa par la psychiatrie, fait ainsi partie d'un problème plus large, mais il reconnaît que la sociologie, elle-même, fait partie de ce “problème”. C'est là que ça devient drôle.

On ne sait pas encore quel est ce problème, mais ce qui nous intéresse en premier lieu, c'est un troisième processus concomitant, qui est l'apparition et le développement très rapide du roman policier puis du roman d'espionnage, depuis la fin du XIX siècle.

C'est comme s'il y avait des « incertitudes cruciales » qui ne pouvaient qu'être déviées vers « l'imaginaire », concernant ce que l'on peut appeler la réalité de la réalité.

Évidemment, cette étude est d'autant plus intéressante que la matière, on l'a dans les mains, sous nos yeux, contrairement aux diverses sources statistiques, aussi sûres qu'opaques.

Donc on connaît par coeur les personnages de Sherlock Holmes, du commissaire Maigret, et plein d'autres encore dans les romans, à la télé, etc…
Mais qu'est-ce qui se passe quand on se plonge dans ces énigmes et complots, au-delà du principe de plaisir ?

Peut-être qu'on se fiche pas mal de penser que le plaisir peut consister à éprouver la fragilité de la réalité. Certes, on peut dire que “l'énigme vient rayer le tissu sans coutures de la réalité”. “Le suspens, trouve son principe dans la possibilité d'une mise en question de la réalité de la réalité.”

Mais ça devient embarrassant de noter que le plaisir du lecteur peut manifester un penchant très conservateur pour le retour à l'ordre moral, voire un plaisir sadique à voir l'inculpé envoyé à la guillotine malgré toute son humanité et celle du commissaire. La conscience n'est éveillée que pour mieux trouver le sommeil.

On peut trouver le même caractère conservateur chez Sherlock Holmes, mais l'inquiétude est très sensible, quand on songe au fait qu'il a besoin de se piquer à la cocaïne trois fois par jour, quand il n'est pas occupé à résoudre une énigme.

De son côté, le sociologue ne peut qu'être embarrassé, lorsqu'il observe que la naissance de sa discipline est prise dans cette même fascination subite pour l'enquête, éventuellement au-delà du “raisonnable”, et dans un même réflexe conservateur.

Luc Boltanski doit donc “oser” regarder en face certaines questions conceptuelles concernant les enquêtes sociologiques. Derrière toute l'apparente objectivité des statistiques, il sera forcé de se questionner sur ses suppositions.

En attendant, sa thèse consiste à supposer que toute la réalité devient subitement problématique, au moment précis où elle prétend être “stabilisée et prévisible”. Or, à l'époque qui nous intéresse, c'est d'abord l'état-nation qui prétend instaurer cette réalité “stabilisée et prévisible”. Et cette stabilisation culminerait, disons, avec “l'état-providence” et la biopolitique.

Dans le même ordre d'idée, l'intérêt pour les romans d'espionnage et les théories du complot, est "corrélé" avec la contradiction qui s'instaure entre la logique de territoire de l'état-nation et la logique de flux du capitalisme.

Je dois dire que ce livre, mené comme “une enquête à propos d'enquêtes”, est très bien écrit et très fouillé. Mais on sait que l'auteur doit encore clarifier certaines questions conceptuelles. Pour ma part, je m'arrête d'abord sur la notion scabreuse de “pathologie sociale”, parlant de la paranoïa.

A partir des signes cliniques de la paranoïa, certains auteurs évoquent des rapports problématiques avec le monde extérieur, voire une dimension sociale et même politique. Les docteurs Sérieux et Capgras n'hésitent pas à rapprocher le paranoïaque, d'un personnage qu'ils appellent le « sociologue »…
Or, c'est bien un sociologue, Max Scheler, qui saute le pas en invoquant une “pathologie sociale”. Et curieusement, Boltanski ne relève pas là d'incertitude cruciale, comme si une “normalité sociale” pouvait aller de soi…Comme d'ailleurs, il n'éprouve pas de difficulté à parler du “point de vue surplombant d'un universitaire impartial”, “normalement” constitué.

Bref, lorsque Boltanski déclare que “tout le monde croit à n'importe quoi et personne ne croit plus à rien”… on sent qu'il ne faut pas insister, car ça ne veut pas rigoler.

Je retiendrai malgré tout son ouverture dans le débat classique :
Structuralisme + “La pratique est loin d'être toujours réflexive”
vs
Pragmatisme + “À l'inverse, la réflexivité, quand elle se détache de l'expérience, tourne en quelque sorte à vide et ne délivre plus que des «  idéologies  »”

Je retiendrai également sa vigilance dans les enquêtes sociologiques, et même son orthodoxie vis a vis de certains principes énoncés par Karl Popper, qui visent, par exemple, à “prévenir l'attribution d'événements « malvenus » (« la guerre, le chômage, la pauvreté ») à des entités pour le moins incertaines qui ont pour noms les « monopoles », le « capitalisme » ou l'« impérialisme ».”

Mais est-ce que la thèse de Boltanski échappe à la “malédiction de Popper”, qui est le piège de la « théorie sociologique du complot » ?
A première vue, non, puisque la thèse fait intervenir l'état-nation comme une entité collective, « doté d'une intentionnalité » à contrôler et stabiliser la réalité.
Cependant, la thèse vise justement à en dévoiler les dissonances, et à “restituer l'incertitude”.

Finalement la crainte de Boltanski n'est pas que « personne ne croit plus à rien », mais plutôt que tout le monde se mette à croire à un ordre rassurant « hyper-rationnel et quasi magique » dont l'issue pourrait être le chaos.

D'où l'importance, pour l'auteur, d'une critique qui dénonce, très tôt, toute prétention à une « réalité stabilisée et prévisible ». (Comme l'universalisme abstrait dénoncé par Bourdieu).

Et sans doute, ”restituer l'incertitude” c'est appeler la “fantaisie”. Au fond, la réalité sociale et politique et la fiction sont de même nature. Aussi tangibles que fantaisistes, comme un jeu de construction.

Je terminerai par la référence à une série de podcasts de France Culture, car il y a peut-être encore une possibilité de rire avec un sociologue, on l'a vu, forcément “paranoïaque” sur les bords. La série est en effet intitulée “Luc Boltanski, méthode et fantaisie”.
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