Mina ne vieillissait pas et, quand bien même serait-elle flétrie dans quelques décennies, il ne s’imaginait pas cesser de l’aimer. Le temps passait sur elle comme une caresse et, sans conséquence, ne lui réclamait rien.
Vladimir les avait colonisés grâce à son argent. Cette évidence inonda tout à coup son esprit. La douleur fut plus intense encore. L’autre avait pris possession d’elle. Leur vie même était devenue un territoire occupé. Il lui avait suffit d’aligner quelques billets. Une faiblesse ! Quelle naïveté ! Vladimir s’était installé en eux, sur leurs terres vierges, et s’y était enraciné, agrippé, ventousé. Il avait attiré les clients, s’était connecté à eux. Comme une tique géante vissée sur un corps, aspirant ici l’amitié, provoquant là l’admiration aveugle, pour le plus grand succès de sa funeste entreprise.
J'ai une envie irrépressible d'amnésie. Des pans entiers de notre vie ont une fin et il faut les effacer. Glisser le dossier dans la corbeille et la vider.
Le jour oublié, toute beauté devenait possible. Délires, rêves, calculs.
Pour l'insomniaque qu'il était, la nuit n'avait pas de limite. Ses pensées voyageaient plus aisément qu'en journée, se multipliaient, frayaient en silence dans le noir, parcouraient cet espace sans distance ni point d'accroche, voile opaque sur les fragilités du monde.La nuit, la vie devenait éternelle.
La maison,
un œdème de silence,
pétrifiée .
Ce qui submergea Jonathan en une fraction de seconde et le laissa comme pétrifié ne fut pas la surprise de constater que la cuisine de Vladimir Martin était en tout point identique à la sienne, à la différence que tout y était neuf (couleur des murs et du sol, meubles, électroménager, petite pendule en forme de vache à gauche de la fenêtre) ni l'envie d'exiger des explications sur cet étonnant mimétisme. Non, c'était la peur, la lame de fond de la peur, une peur muette, sourde, implacable. Son coeur s'emballa.
Il serrait la main de Mina dans les siennes, pressant sa paume, caressant de ses doigts chacune des phalanges par de petits gestes automatiques dont la répétition, le rythme trahissaient les ondes interminables d'une angoisse de fond.
Soumis à la mode de la plus grande consommation possible de néant, ils s'étaient agités des années durant comme deux papillons dans un bocal à cornichons.
- J’ai eu tellement peur tout à l’heure… affirma-t-elle sans vouloir dévoiler toutes les causes de sa frayeur.
- Oui, j’ai bien vu. Difficile d’avoir un enfant, n’est-ce pas ?
- Oui. On peut dire ça. Oui… fit Mina, songeuse.
- C’est vrai, on les rêve, on les conçoit, on les attend, on les élève… Un malheur arrive si vite. C’est pour ça qu’il faut les gâter. Sans compter. Les gâter le plus possible. Profiter de ce temps qu’on a avec eux pour leur offrir tout ce qu’ils veulent.
- Bien sûr, mais on ne peut quand même pas en faire des enfants-rois, des gosses qui ont tout… réagit la mère sans beaucoup de conviction.
- Et pourquoi pas ?
- Ben… parce qu’à force de tout avoir, on ne désire plus rien, répondit-elle sur l’air de la récitation d’un thème rebattu.
- À quoi sert un désir, si on ne l’assouvit pas ? La vie, ce n’est pas accumuler des désirs sans rien obtenir ! Il faut les satisfaire. Les enfants ont besoin d’immédiateté. Pourquoi les faire attendre ? Pour les entraîner à la frustration ? Et pour nous, les adultes, c’est pareil, Mina.
- Je ne suis quand même pas tout à fait d’accord avec toi. Je n’ai pas tellement envie que Romain devienne un accro de la consommation. Je pense que ça ne lui donnerait pas des satisfactions très intéressantes.
- Peut-être que tu as raison, dit Vladimir Martin en se levant de sa chaise, mettant ainsi fin à la conversation.
Mais il pensa : « Tu changeras, Mina. Je sais que tu changeras. Tu te soumettras à l’évidence. »