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Critique de Alzie


Frédéric Meyrel consacre son temps à l'étude des textes et inscriptions anciennes. Dès que la saison l'autorise il part à travers les sentiers provençaux. Vingt ans plus tôt, vers 1900, il se souvient s'être arrêté dans un village dépeuplé, Géneval, où il avait fait connaissance de Rose Manet, une Pénélope privée d'espérance, et son neveu Marcellin en compagnie desquels il avait passé plusieurs jours puis avait quitté les lieux, tels d'autres avant lui, soudainement comme il était venu. "Une simple halte" sans clause de revoyure vécue rétrospectivement comme une fuite sur laquelle il s'interrogera au cours de son récit. Très belle introduction qu'une peinture dans le modeste café de Rose ("le café du souvenir") place sous le signe des rêveries trompeuses d'où aiment surgir les ombres. Prémisses poétiques qui se veulent "puissance d'appel" et d'attente : "[...] Attente... qui crée, peut-être, le voyageur et, peut-être, l'attire sourdement..." (p. 12) ; l'irrépressible attrait du départ remplit les premières pages et les paroles voilées d'amertume de Rose anticipant celui de Frédéric. Difficile pour le lecteur de rester insensible à l'atmosphère de mélancolie générale qu'il sent poindre à l'orée de ce livre et qui l'accompagnera jusqu'à sa fin.

Un automne marseillais triste et pluvieux succède à cet épisode pendant lequel Frédéric retrouve ses rituels de travail en ville. Seconde partie sur sept au nom évocateur : "Altaïr". le nom d'un vieux rafiot hauturier échoué dans un bassin désaffecté du port livré à la ferraille - mais désignant aussi l'une des étoiles les plus brillantes du ciel estival de l'hémisphère nord dans la constellation de l'Aigle. L'âme nocturne de Frédéric Meyrel se révèle ici a côté de quelques amis, Hautard et Jumerand, qui lui ont fait croiser des personnages hauts en couleurs unis par le sens du métier, le capitaine au long cours "Alléluia" et l'énigmatique commissaire de bord "Drot" qui ont bourlingué jadis sur l'Altaïr jusqu'en Asie, leur acolyte Labartelade rivé à ses docks ou encore le tolérant douanier Travellini. Petite société hétéroclite qui l'a accueilli comme l'un des siens et que Meyrel apprécie. Au milieu des livres et des traductions laissées en suspens durant la parenthèse pédestre qu'il dit avoir été plus longue qu'à l'accoutumée, le voilà qui relit un soir quelques mots d'une phrase en grec tracée sur une feuille oubliée. Les ombres suggérées par la silhouette d'un grumier norvégien quittant le port, aperçu au loin ce soir là, sont en tout cas de nature à le pousser hors de son antre d'érudit jusqu'au quai où flotte encore pour quelques heures la vieille coque rouillée de l'Altaïr, bientôt à la poursuite avec deux autres compères des âmes errantes de ce vaisseau fantôme.

La dimension ésotérique et presque mystique de l'épisode de l'Altaïr renvoie à la prédilection de Meyrel pour l'épigraphie et la philologie, traducteur d'auteurs oubliés ou de textes rares, hermétiques aux profanes. Sa sensibilité de médium s'y est affûtée et fait de lui un personnage complexe, une âme divisée, hésitant entre sa solitude habitée, peuplée d'ombres, dont les parties suivantes ("Loselée" ; "Ce noir feuillage" ; "Son ombre") sont l'illustration, et la réalité d'un monde qu'il aime et qu'il fuit celui dans lequel Rose et Marcellin l'invitent à demeurer. Ses cheminements méditatifs dans les livres ou sur les sentiers, son rapport fusionnel à la nature, le prédisposent au "désir de réveiller comme une mémoire des hommes effacés de ce monde" (p. 50). Mais qu'a-t'il a vu avant de frôler la mort pendant sa nuit de "démesure" sur l'Altaïr qui l'ait ébranlé au point de vouloir quitter Marseille ? Et qui fasse resurgir du même coup son départ inexpliqué de Géneval, jamais oublié, encore moins ses habitants si l'on en juge par ses retrouvailles inattendues avec l'attendrissant Marcellin devant une librairie marseillaise ("Rencontres "). Une retraite campagnarde s'impose, suggérée par son ami Drot, au domaine de Loselée dont Géneval est voisin, qui sera le lieu d'une expérience aussi envoûtante que celle dont il sort.

À Loselée, sous des éclairages lunaires dont la symbolique beauté semble avoir inspiré l'éditeur (Folio) en couverture, dans un cadre naturel magnifié par la poésie de Bosco, Meyrel ne court plus derrière l'ombre des autres : "l'être étrange, il était en moi, et c'était moi, peut être..." (p. 149). C'est l'ombre de l'ancien propriétaire des lieux que les souvenirs sibyllins de ceux qui l'ont connu projettent inexplicablement et font revivre en lui (Mme Millichel, le vieux jardinier Mus, la servante muette Valérie, Elzéar ou le curé de Géneval). le fantôme d'un autre usurperait-il son âme à travers l'emprise amoureuse qu'exerce sur lui Clotilde ? Comme il avait fui Géneval Meyrel fuit maintenat Loselée mais son retour vers Rose et Marcellin a le goût d'un remord vain... Récit des profondeurs de la conscience d'un homme en butte avec ses désirs cherchant à en éluder les secrets entre les murs d'un village déserté, au fond d'un navire abandonné ou dans l'épaisseur végétale d'un domaine perdu. Cheminement où le voyage réel, rêvé et symbolique, par ombres et livres interposés, emprunte toutes formes, tous moyens et conduit Frédéric Meyrel à des retrouvailles un peu desabusées avec lui-même. Une certaine opacité demeure en fin de lecture pour un livre dont on retient la magie dépaysante, unique, d'une écriture inspirée des visions d'une Provence rurale et secrète en voie de disparition. À redécouvrir pour qui déciderait de s'arracher quelques jours à la tyrannie du présent littéraire.
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