Le soleil approchait de l'horizon lorsque Kwaï, qui avait attendu, les vit réapparaître. Ils descendirent la falaise avec fébrilité, leurs mouvements maladroit privés de toute fluidité. Quand ils atteignirent le sol, il lut sur leurs visages la marque d'une souffrance terrible.
La souffrance de ceux qui ont toujours cru savoir et comprennent qu'ils ne savent rien.
Le soleil se couchait lorsque les hommes qui ne souriaient pas quittèrent le village et disparurent à jamais.
Kwaï suivit l'homme jusqu'à la montagne. Il le vit escalader la falaise avec la même grâce que les caravaniers qui ne souriaient pas, il le vit disparaître à son sommet, et il attendit son retour.
L'homme ne revint pas.
Kwaï attendit pendant trois jours et deux nuits, et au matin du troisième jour, l'homme redescendit. Ses gestes avaient conservé leur beauté et leur fluidité mais, quand il toucha le sol, Kwaï lut dans ses yeux une surprise douloureuse.
-J'ai gravit la falaise miroir, expliqua l'homme. J'ai franchi les rocs acérés, les gouffres et les surplombs rocheux. J'ai foulé les neiges éternelles et bondi par-dessus les crevasses sans fond. Mais il y a, au sommet d'Isayama, une aiguille de diamant polie par les dieux en personne, si lisse que rien ne peut y tenir. J'ai dû renoncer.
Une larme roula sur sa joue, et il s'éloigna.
Son arrière-grand-mère, Iuna, prétendait que celui qui lisait l'écriture de Tuan Li détenait les trois clés : celle du passé qui pleure, celle du présent qui cherche et celle du futur qui peint.
Isayama, la chevelure du monde.
Isayama était une montagne pareille à nulle autre montagne.
Elle jaillissait de la pleine des Fleurs sans le moindre avertissement comme une titanesque tour minérale qu'auraient bâtie des géants pour se lancer à la conquête des étoiles.
Sur des centaines de mètres, elle n'était que falaise lisse et verticale, presque miroir.
Puis, plus haut, elle devenait rocs acérés, gouffres et surplombs rocheux.
Plus haut encore, elle se faisait neige, glace et crevasses sans fond.
Son sommet enfin, si haut que, vu de là, le village était semblable à une miette de pain, son sommet était une aiguille de diamant que les dieux avaient polie jusqu'à ce que rien, pas même la neige, ne puisse y tenir.
Mais cela, seuls les oiseaux le savaient.
– Ils sont forts mais pas assez respectueux. Ils ne réussiront pas.
– Être fort ne suffit pas ? s’étonna Kwaï.
– La force sans le respect n’est rien.
Ce qui compte, Moucheron, ce n’est pas le but mais le chemin que l’on prend pour l’atteindre. Ce qui est important, ce n’est pas que tu sois perché sur la tête d’Isayama mais que tu sois devenu un homme pour y arriver.
Il savait que, depuis l'origine des temps, la naissance est le premier pas vers la mort. Il savait que son arrière-grand-mère avait vécu bien plus longtemps que ce que vivent normalement les hommes et les femmes. Il savait que d'autres chemins attendent ceux qui partent, des chemins que luna fatiguée par ses longues années d'existence, avait hâte d'arpenter.
Il savait tout cela, et la tristesse broyait son cœur.