AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de PatriceG


Les livres ont aussi leur vie propre dont on parle peu à vrai dire. La Délivrance de Tolstoï d'Ivan Bounine publié en 1939 dans la collection blanche de Gallimard traduit par Marc Slonim, juste avant la guerre donc, repris ensuite par les éditions Oeuvre qui nous est peut-être plus familière avec sa couverture sur fond noir où l'on voit la figure légendaire du patriarche, du prophète, du penseur, comme on voudra, barbe chantilly au vent dans sa tenue non moins légendaire de moujik que Tolstoï portait régulièrement depuis en gros après Anna Karénine, c'est en tout cas comme ça que Bounine l'a vu et rencontré, son aîné de 42 ans, au tournant du siècle, l'écrivain vieillissant est alors l'écrivain le plus célèbre au monde depuis en particulier son immense succès aux Etats-Unis où furent publiés tour à tour Guerre et paix, Anna Karénine, les Cosaques. La Délivrance de Tolstoï dans les éditions françaises est épuisé, on se demande bien pourquoi, car c'est un livre remarquable à plusieurs titres. Ce serait bien par exemple que les éditions des Syrtes de Genève le publient elles qui ont entrepris de nos jours de publier les oeuvres de l'auteur russe.

Ce livre est remarquable à plusieurs titres car Bounine est un écrivain connu pour la qualité de son style. Il nous donne son point de vue sincère et singulier sur son génial aîné dont il fut le disciple, c'est donc d'abord le témoignage d'un homme et d'un artiste qui l'a connu dans les années 90, Tolstoï a connu son père en Crimée. L'approche de Bounine à son égard est détonante, car il procède par un essai de biographie psychologique, ce n'est pas la plus facile. Il ne part pas à l'aventure dans un délire anarchique, ni dans une forme chronologique de journaliste, il raconte comme il en a envie, tous les souvenirs sont bien dans sa tête ainsi que l'analyse et il déroule ainsi son affaire de manière informelle, libre, totalement libre, avec la flamme de la passion qui le guide. Il va passer en revue des fulgurances nées de sa relation avec Tolstoï et bien sûr du fruit de ses lectures. Il y formule aussi quelques regrets comme celui d'avoir cultivé une amitié avec son maître à sens unique, ce dernier semblant se préoccuper peu voir pas de son cadet. Il faut dire que Tolstoï était vieux alors, connu comme le loup blanc, et que les sollicitations de part et d'autre du monde entier affluaient. Mais il souligne surtout dans son livre son admiration sans bornes pour l'écrivain qu'il voulait être, en se défendant bien d'exercer une adulation sotte, car Bounine étant conscient qu'il ne pourrait rivaliser avec le dieu vivant russe va s'inscrire dans son sillage tout en cultivant sa différence. Son égo fort le pousse à rencontrer son pair, ses intentions sont claires, devenir écrivain, un artiste. le garçon est plutôt introverti. Voici quelques passages sur les conditions de sa rencontre :
"Tout jeune, je rêvais de rencontrer Tolstoï .. Mon père qui avait dans sa jeunesse pris part à la défense de Sébastopol, disait parfois : "Oui j'ai connu Tolstoï pendant la campagne de Crimée..". Je regardais mon père avec admiration : il avait vu Tolstoï... Dans ma première jeunesse, j'avais une passion pour Tolstoï, pour l'image que je m'étais créée à moi-même et que j'aspirais à rencontrer dans la réalité. C'était un rêve qui me tourmentait incessamment, Mais comment le réaliser ? .. Un beau jour d'été, ce fut plus fort que moi, je pris la résolution soudaine de seller mon cheval kirghise, et je me mis en route à travers les champs, le long des sillons, par les chemins de traverse dans la direction de Efremov et de Iasnaïa Poliana qui était à une centaine de verstes de notre propriété. Mais arrivé à Efremov, j'eus peur.. Je réfléchis encore un peu, et je revins tout penaud chercher mon cheval à l'auberge. Je repris au petit trot le chemin du retour."
Pour s'approcher de son Maître, il se fit tolstoïen. Et plus tard, partie remise, mais à Moscou, Bounine rencontra Tolstoï, il a pris rendez-vous. " J'entends mon coeur qui bat de joie sans doute mais aussi à cause de cette pensée terrible : ne ferais-je pas mieux de contempler cette maison et de m'enfuir ? Je prends mon courage à deux mains .. "
Puis il le revit encore, Maître et serviteur venait de paraître... Et dix ans plus tard pour la dernière fois, il le rencontra par hasard un soir d'hiver, rue Arbat à Moscou, la rue célèbre des artistes, par un froid de canard. Tolstoï lui demanda s'il écrivait :
"- Non, je n'écris presque rien, Lev Nicolaïevitch. Et tout ce que j'ai écrit autrefois me paraît si insignifiant que je préfère ne plus y penser.
- Mais oui, répondit-il avec vivacité, je le connais bien , ce sentiment-là.
- Et puis, je ne sais pas sur quoi écrire, ajoutai-je.
Il me jeta un regard indécis, puis comme se souvenant de quelque chose :
-Comment cela ? Si vous ne savez pas sur quoi écrire, écrivez que vous ne savez pas sur quoi écrire et pourquoi . Cherchez quelle est la raison de cette absence de sujets et décrivez-là. Oui, oui, essayez-vous à cela, dit-il avec fermeté.
Je le voyais pour la dernière fois. Combien de fois par la suite, ne me suis-pas dit qu'il fallait le voir encore ; qu'à chaque instant son grand âge risquait de nous séparer définitivement. Et cependant je ne me décidais jamais à arranger un nouvel entretien. Je pensais toujours qu'en somme il n'avait pas besoin de moi .."

On connaît la suite ..

Bounine a réussi pleinement son affaire : La Délivrance de Tolstoï, parce qu'il a eu une vue transversale des choses et pas du tout chronologique ou thématique. C'est ce qu'il y a de plus dur à faire, et aussi de plus intéressant à lire, car on va au meilleur avec son coeur et ses envies, à condition encore de maitriser ce dont on traite, mais pour cela Bounine n'eut pas de souci : il admirait Tolstoï, son aîné de 2 générations, il l'avait pour modèle . de plus amour et amitié planaient sur la relation : Tolstoï avait rencontré le père de Bounine à la guerre. Et comme la plume de ce dernier et son style étaient absolument remarquables, tous les ingrédients étaient là pour réussir son essai.

Stefan Zweig bricolait un peu comme ça aussi. C'est une des raisons pour lesquelles il a pu écrire avec brio son Souvenirs d'Europe ..
Commenter  J’apprécie          43



Ont apprécié cette critique (4)voir plus




{* *}