J’ignore si, l’effet des drogues passé, mon père sait qu’il va mourir. Quand l’idée de sa disparition me quitte, je me transporte au temps d’avant, sans la maladie, un temps qui paraît ne pas avoir été occupé depuis des années. La fin de vie est une aventure à part entière, elle possède ses rites, ses habitudes, sa géographie et ses personnages, elle fige les aventures passées après les avoir remisées dans une chambre secrète dont on a égaré la clé, deux mondes se mélangent, celui des couchés, celui des debout, aucun langage n’est assez juste pour que ces deux mondes s’entendent et se répondent. Je sais la colère du premier, la perdition du second.
Je me représente le cancer mi-animal mi-végétal avec des pousses, des ramifications, des ventouses, des crocs, des tentacules. Il s’abreuve au sang de mon père, festoie avec la chair qui lui reste, le cancer a pris le pouvoir, il s’amuse, il détruit, il nous méprise, nous, ses spectateurs hagards et sonnés par sa fureur.
J’imagine trois périodes qui forment trois mouvements d’une chute dans le vide : mon père est au sommet d’un building (malade), il est en vol (en soins palliatifs), au sol (lorsqu’il s’éteindra). « Mon père va mourir » est une phrase violente et double, dite elle choque puis conjure le sort un instant et me fait croire aux vertus du langage, à sa dimension vaudoue et aux énigmes qu’il revêt.
"(...) le mot Amour n'a de frontière que si l'on désire lui en donner. "
"Perdre un père, c'est perdre une partie de son toit. Si l'on compare la vie à une maison, la mienne est à demi à l'air libre."
La lumière n'éclaire que l'avenir et peut-être qu'il vaut mieux ne pas savoir, ne pas vérifier, ne pas retrouver, ne pas étreindre une seconde fois au risque de se brûler.
La maladie, la mort bâtissent une communauté, celle des Inconsolables qui se reconnaissent, s'entraînent, avancent main dans la main dans une obscurité étrangère à celui que le sort n'a pas frappé.
Par une division magique de ma conscience-fantasme et réalité-, je suis certaine que l'homme qui est couché dans le lit n'est pas mon père et que ce dernier viendra bientôt reprendre ses affaires égarées.
Quand l’idée de sa disparition me quitte, je me transporte au temps d’avant, sans la maladie, un temps qui paraît ne pas avoir été occupé depuis des années. La fin de vie est une aventure à part entière, elle possède ses rites, ses habitudes, sa géographie et ses personnages.
Il fallait choisir entre la parole et la douleur, nous avons sacrifié la première pour circonscrire la seconde.