Journal, tome 3 : L'Amour durable

16 juin 1968 - Du lycée, du bureau, j'ai gardé la notion absurde d'emploi du temps. A quoi bon s'être libéré des honneurs si on conserve la superstition du temps gâché ? La vraie libération est le gaspillage du temps. Ecrire cela me gêne, preuve de la profondeur du mal. C'est toute une éducation à refaire et tant mieux si elle prend du temps. Toute la société souffre de cette maladie.

557 - [Folio n° 127, p. 378]

15 décembre 1966 - Je crois que chacun de nous est chargé, au cours de sa vie, de découvrir une seule vérité et de la communiquer aux autres, comme il peut. Cette vérité apparaît très tôt mais on ne la voit pas clairement.

199 - [Folio n° 127, p. 18]

13 septembre 1967 - Une femme vêtue de ses seuls cheveux, cambrée, les yeux perdus, un sourire aux lèvres, quel homme peut résister à la force d'une telle image ? Voilà la vérité, dans sa gênante nudité. Qu'on l'habille tant qu'on voudra ! Il suffit qu'on aperçoive l'éclat d'une épaule et tout chavire. C'est que l'amour d'un homme et d'une femme, dans son ordre, est indispensable alors que toute théorie, poussée à la limite, se change en son contraire. Obsession pour obsession et sans obsession on végète, l'érotique vaut mieux que l'idéologique, elle est autrement sérieuse.

190 - [Folio n° 127, p. 245]

Je dis à L.; "On s'accomplit non pas dans l'amour mais par l'amour. Le ton acquis grâce à l'amour se répercute dans les autres domaines. L'amour résonne dans toute la vie."
L. répond: "Cette formule me plaît parce qu'elle n'exclut pas ceux qui aiment sans espoir et que, trop souvent, l'on oublie."

9 août 1967 - Dans une journée, tantôt il se passe trop de choses, tantôt pas assez. On oscille entre le trop-plein et le vide. Il est grisant, à l'orée d'une journée qui s'annonce creuse, de la remplir par avance ou, plus exactement, de choisir la lecture de démarrage. Entre le livre qui s'offre et le temps qu'il fait, une concordance s'établit. Il y a des œuvres pour le soleil et d'autres pour la pluie, celles-ci les plus nombreuses. Il faut bien de la force à un écrivain pour équilibrer l'éclat d'un beau jour et triompher de la concurrence.

664 - [Folio n° 127, p. 193-194]

La décision essentielle que prend un être humain, au cours de sa vie, est le mariage. On dira qu'on épouse un inconnu. Il ne s'agit pas de faire le meilleur choix possible, cela n'a aucun sens, il s'agit de donner sa parole à quelqu'un qui, comme vous, y engage tout. C'est en y engageant tout qu'on devient capable de tout le reste, et notamment d'une vie publique réelle.

La musique de Satie est trop simple pour ne pas venir d'ailleurs. Elle coupe au couteau l'espace et s'y insère par accident. Certaines estampes japonaises font le même effet. Elles ridiculisent notre univers épais.

Je déplore que les êtres soient si périssables, alors que les objets le sont si peu.

Quand, rue de Nevers, L. m'a dit qu'elle se remettait entre mes mains, cela a tout emporté. Je ressasse ce bout de vérité qui est le mien : on doit décider qui on prend en charge pour le meilleur et pour le pire.

15 décembre 1966 : Les vivants se nourrissent des morts. C'est le moyen que nous avons trouvé pour apprivoiser le convive permanent et invisible. La place vide au bout de la table, le trou dans la journée ou dans la mémoire, tous ces signes d'absence, nous les conjurons par le culte des disparus. Nous offrons nos chers morts au destin pour éloigner de nos maisons cette personne effacée, vive, si parfaitement efficace qu'elle n'a pas besoin, pour se rappeler à notre souvenir, de laisser des traces.

195 - [Le Livre de Poche n° 127, p.22]