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Critique de JustAWord


Premier roman à paraître du tout nouveau Label Mu chez les éditions Mnémos, Walter Kurtz était à pied est l'occasion pour l'écrivain français Emmanuel Brault de passer de l'autre côté du miroir pour rejoindre le petit monde de l'imaginaire.
Un univers qu'il connait pourtant puisque son premier roman, Les Peaux Rouges, paru chez Grasset, s'amusait déjà avec le racisme dans une anticipation mordante couronnée par le prix Transfuge.
Lâché dans le grand bain de la science-fiction mais bien déterminé à imprimer sa propre voix, Emmanuel Brault vous invite à prendre le volant…

L'ère motorisée
Pour commencer cette critique, parlons d'Henry Ford.
Légendaire industriel américain du XXème siècle, Ford crée non seulement une marque de voitures à son nom mais invente un système économique et logistique que l'on nommera plus tard le fordisme. Certainement l'un des premiers exemples de consommation de masse et l'une des entreprises-clé lorsque l'on parle de la naissance du système capitaliste moderne, le fordisme popularise le travail à la chaîne et l'exploitation humaine à grande échelle. Ce sera d'ailleurs la Ford T et sa production titanesque pour l'époque qui fera de lui l'un des hommes les plus riches au monde. Convaincu que la consommation était un moyen durable de conserver la paix, Ford combat syndicalistes et grévistes jusqu'à la fin de son existence.
Mais pourquoi vous parler d'Henry Ford au juste ?
Tout simplement parce que dans le monde science-fictif inventé par Emmanuel Brault, l'homme se définit par sa voiture.
Nous y suivons Dany, un jeune homme dont le père sillonne les routes à bord d'une Peugeot 203. Sur la banquette arrière, sa petite soeur, Sarah, douze ans, et devant eux, des kilomètres de bitume. Pour survivre, les hommes et les femmes de cette société surréaliste et étrange doivent engranger des k-plats (c'est-à-dire des kilomètres sur plats) qui sont convertis en points leur permettant de louer des emplacements de parking aux station-services, de manger dans un restaurant, d'acheter des vêtements, de prendre un verre ou encore de réparer leur véhicule. Désormais, l'univers entier tourne autour des Roues, ces personnes qui vivent littéralement de la route et qui doivent rouler encore et encore pour être de véritables citoyens. Si la chose semble grotesque, Emmanuel Brault nous la dépeint d'une façon si réaliste et sérieuse que l'on tombe immédiatement dans cette dystopie automobile qui couronne la voiture comme le symbole de la modernité. Et cela même si, comme votre serviteur, vous n'en avez à peu près rien à faire des voitures dans le monde véritable. La société de Dany et Sarah pourrait donc se résumer à une utopie Fordienne où l'on consomme, consomme, consomme…et où l'on roule !
Sauf que les Roues ne sont pas seuls et qu'en face… il y a les Pieds !

Sédentarité vs Nomadisme
En effet, tous n'ont pas accepté de prendre le volant et de devenir esclaves d'un système de consommation en vase clos n'offrant en réalité quasiment aucune véritable liberté…si ce n'est celle de rouler à longueur de journée !
Ces gens, surnommés les Pieds, sont donc naturellement considérés comme des sauvages formant une société archaïque et effrayante pour le brave citoyen à roues. Ravalés au rang de primitifs voire même d'animaux, ces gens-là finissent fatalement écrasés et démembrés par les bolides devenus de véritables incarnation d'une société moderne écrasant littéralement ceux qui la rejettent.
Emmanuel Brault illustre avec une grande intelligence les différences qui existent entre notre sédentarité à peine voilée par nos déplacements en voitures et la nomadisme fantasmé que nous vendrait cette possibilité de bouger comme bon nous semble. En face, le sauvage est condamné à marcher, mis au ban de la société, de la culture et de l'économie. Une polarisation d'autant plus d'actualité qu'elle se transforme peu à peu en haine de l'autre.
Dans les stations-services devenus centres commerciaux, les Roues colportent des rumeurs sur ces sauvages devenus violents, cannibales et dangereux. La peur fera le reste, comme toujours.
Comme le migrant à l'heure actuelle, le Pied concentre la haine d'une société repliée sur elle-même et qui croit pourtant incarner le summum de l'évolution grâce à une démocratie participative finalement terrifiante.
En effet, pour relier les conducteurs, les autorités ont inventé le port-vie, sorte d'outil informatique/smartphone qui fonctionne peu ou prou sur le même modèle que Twitter. Non seulement le port-vie vous permet de parler et de regarder des vidéos mais il permet également de voter des lois et des actions militaires en faisant participer les membres du réseau. le problème ? C'est que la majorité du peuple, manipulé par les fake news et les rumeurs, devient un oppresseur qui n'a rien à envier aux dictatures fascistes de jadis.
C'est d'ailleurs après le passage de Dany dans une communauté de Pieds et à la décision de sa soeur que Walter Kurtz était à pied prend un virage à 180° pour embrasser joyeusement son côté dystopique.

Conduire une guerre
Dans cette ultime partie, Emmanuel Brault utilise le monde fantaisiste qu'il a dresser pour tordre le cou de la théorie Fordienne : la consommation n'évite pas la guerre, surtout quand elle incite à rejeter l'autre.
Devenant un bon petit soldat, Dany décrit alors un microcosme, celui des guerriers motorisés, qui s'enfonce petit à petit dans l'inhumanité. Les corps humains sont fauchés par les automobiles, la chair rencontre le métal et les sentiments humains s'effondrent petit à petit.
Avec cette touche Ballardienne assumée, l'écrivain achève de mettre son lecteur mal à l'aise qui oublie ainsi le côté farfelu de cette dystopie pour se concentrer sur la dérive des esprits, broyés entre les mâchoires du port-vie et la cruauté d'une guerre raciste.
Tous les moyens sont bons pour préserver le capitalisme.
Même les plus écoeurants.
Ceux qui réjouit par contre, c'est qu'Emmanuel Brault garde une certaine lucidité qui ne transforme pas de facto les Pieds en gentils et les Roues en méchants. Car si les Roues sont obsédés par la consommation et rongés par la peur, les Pieds ont une fâcheuse tendance à l'obscurantisme, la religion automobile se voyant alors remplacée par d'autres pratiques obscures et terribles. Autant pour le mythe du bon sauvage…
De là, peut-on vraiment croire que la victoire des Pieds permettra une nouvelle ère de liberté totale pour l'homme ? Rien n'est moins sûr.
Doit-on pour autant rester dans l'immobilisme d'une société fuyant inlassablement vers l'avant ? Certainement pas…

Roman extravagant et surprenant, Walter Kurtz était à pied imagine une dystopie automobile qui érige la voiture en totem ultime du capitalisme moderne. Sortie de route inattendue qui entraîne son lecteur dans des territoires à la fois grotesques et terrifiants, le roman d'Emmanuel Brault passionne et (d)étonne. Un démarrage sur les chapeaux de roues.
Lien : https://justaword.fr/walter-..
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