Lola n'observait jamais son corps. D'autres filles remarquaient un bleu à une jambe, une éraflure au genou. Lola, rien. Elle prenait soin de ne jamais se regarder au-dessous du cou. Ce n'était pas si compliqué : il suffisait d'éviter les miroirs, de lever la tête quand elle était sous la douche et de la détourner lorsqu'elle était dans la baignoire.
Dans le milieu des super-riches, une grosse femme était une rareté. Les grosses étaient sous-représentées dans cette petite portion de la population. Il y avait certes pas mal d'hommes très riches et gros, mais tres peu de femmes très riches et grosses.
La mère de Lola, qui avait grandi dans un foyer extrêmement pieux, ne voulait pas entendre parler de religion. Quand Lola demandait si elle pouvait aller à la synagogue, surtout pendant les grandes fêtes, Renia répliquait invariablement : "Si tu avais vu ce que j'ai vu, tu ne parlerais pas de religion. " "Tu veux aller à la synagogue seulement pour rencontrer des garçons ", ajoutait-elle d'un ton qui suggérait que rencontrer des garçons était comparable à donner rendez-vous à son dealer de drogue ou à fréquenter un tueur en série.
Comment avait-elle perdu sa gaieté, se demandait-elle parfois. Où ėtait-elle partie ? Est-ce qu'il n'y avait qu'une quantité limitée de gaieté dans le monde ? Peut-être que si on ne la surveillait pas de près, sa gaieté, elle pourrait disparaître comme ça, d'un coup.
Lola se demandait pourquoi le fait d'agresser un inconnu dans la rue était considéré comme un comportement criminel alors que se livrer à des violences physiques sur sa femme ou sa petite amie passait pour un aléa banal de la vie quotidienne, un simple désaccord domestique.
Ne soyez pas si modeste, vous n'êtes pas assez exceptionnelle pour ça...
Et elle se disait que le désir constant de faire oublier leur passé à leurs parents pouvait consumer l'existence des enfants des rescapés.
Il n'y a pas besoin de juifs pour avoir de l'antisémitisme, a noté Lola, il suffit d'avoir des antisémites. C'est l'une des phrases préférées de mon pére. Ca sonne encore mieux en yiddish.
Lola ne savait pas qu’elle était liée aux morts par une double couture. Cousue à eux par un fil invisible. Et commençant à éprouver leur poids.
"Oui, les enfants des victimes et ceux des coupables partageaient ce legs. Ils avaient tellement de choses en commun, ayant grandi avec un passé aussi omniprésent qu'incompréhensible. Un passé qui ne semblait souvent avoir aucun sens, parce qu'il était en grande partie dissimulé, ou à demi formulé, ou suggéré par des vagues allusions. Un passé qui était fait d'articles, de particules, de pronoms sortis de la bouche des adultes en dépit de leur volonté, de bribes de phrases étranglées, brouillées, disséminées."