AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de charlesduttine


le temps passe, la justice demeure (Hora fugit, stat jus)

Qu'est-ce qu'un bon livre ? La question est vaste, « hénaurme » comme disait Flaubert, et les pistes de réponses nombreuses. On en suggérera quelques-unes… Des personnages, une conduite du récit, des lieux et des milieux traversés, un ton ou encore une atmosphère, et enfin une question que le roman soulève et dont on n'avait pas idée avant d'ouvrir le livre... Tous ces éléments sont présents dans le récit puissant et enjoué d'Alain Bron « Faim de parcours ».
On y rencontre des personnages bien marqués. Pierre, tout d'abord, une personne d'un âge certain, « un flambant vieux » et dont on découvre petit à petit les projets criminels. Un homme animé non par la vengeance ou le ressentiment comme on pourrait le croire, mais habité par l'esprit de justice, la justice ayant été oubliée dans cette affaire. Malgré le temps qui passe, la justice avec lui va demeurer. Ensuite, Gérôme Berthier, la figure du flic, quelqu'un d'obstiné, de tenace mais comme tout bon policier animé par le doute. Et toute une « comédie humaine » vient graviter autour de ces deux-là ; les amis de Pierre, évidemment d'un certain âge, pris dans l'univers de l'EHPAD, cet endroit marqué par une « odeur singulière » propre aux maisons de retraite, « mélange d'urine âcre, de produits pharmaceutiques et d'eau de Cologne ». Et les acolytes de Berthier, Paule la secrétaire dévouée, Malavaux le lieutenant futé, Cédric le stagiaire perspicace … Ce sont toutes des figures saillantes de l'humanité. Et l'on sent le regard riche de sensibilité de l'auteur sur ses personnages qui fait penser à Simenon.
Entrer dans le livre d'Alain Bron, c'est également découvrir un fil narratif original. On suit alternativement nos deux personnages dont on accompagne le parcours. Une sorte de jeu de pistes où chacun s'épie et se méfie, se défie et se piège. On devine les projets criminels de l'un, les avancées de l'autre. Cette narration à deux perspectives rend le récit alerte, rythmé et tendu dans le bon sens du terme. Une belle atmosphère dense et intense.
Le lieu, c'est la discrète région du Valois. Loin de l'onirisme nervalien, c'est un pays « avec des champs à perte de vue » dont les vastes ciels sont parfois plombés couleur ardoise ou d'une lumière cristalline, d'un « bleu délavé ». Et côté policier, c'est le mythique 36 quai des Orfèvres qui vit ses derniers moments avant l'installation aux Batignolles. Et les hommes semblent en résonance avec ces lieux. Dans le Valois, du sérieux, de la gravité mais aussi une bonne dose d'humour qui prend les choses à distance, autrement dit un « certain fatalisme » et en même temps de la « fierté » ; du côté du Quai des Orfèvres, un sens aigu de la rationalité faite de méthode opiniâtre et de cohérence avec une petite nuance de supériorité sur les Provinciaux.

Au-delà du récit et de l'anecdote policière, c'est le problème des hôpitaux psychiatriques qui est ici soulevé, et notamment lors d'une période douloureuse de l'histoire, celle de Vichy et de l'occupation. On apprend assez rapidement que la mère de Pierre était internée dans l'un de ces hospices et qu'elle a disparu, faute de soins dus aux difficultés d'approvisionnement et surtout à l'irresponsabilité des soignants. Comme beaucoup d'autres personnes dans les institutions de cette époque, la mère de Pierre est morte … de faim. Ce récit pointe du doigt le laisser-aller mais aussi le cynisme de ceux qui encadraient les malades ; nous nous voyons replongés dans une époque où l'on semblait avoir perdu la raison. Non seulement la folie frappe les malades mais elle gangrène cette période entière. Sans remonter jusqu'au philosophe Michel Foucault qui a révélé le caractère excluant de l'hôpital psychiatrique, la mise à l'écart des malades et leur rejet depuis le XVII°, on découvre ici dans le récit d'Alain Bron la lâcheté tragique, la bassesse et le mépris d'une période trouble à l'encontre de ceux qu'on a catalogués comme des « déséquilibrés ».
On ne regrettera qu'une seule chose dans ce récit, ce sera la seule remarque critique ; c'est qu'une des armes utilisées par le criminel soit un livre, et en plus de Victor Hugo. Une antique grenade de la période de la guerre se voit cachée à l'intérieur d'un roman de l'écrivain national, une fois l'ouvrage évidé. Comment un livre, objet culturel, bien d'apaisement, peut-il être instrument de mort ? Et comment Victor Hugo peut-il être ainsi détourné ? Trêve de plaisanterie potache … on comprendra que le livre d'Alain Bron, loin d'être un simple polar, par toutes ces qualités d'écriture, a le pouvoir d'émouvoir, de sensibiliser et de séduire. On le conseillera à quiconque possède l'esprit de curiosité, souhaite rencontrer dans ses lectures une véritable voix et aime découvrir un récit fort et marquant.
Commenter  J’apprécie          50



Ont apprécié cette critique (2)voir plus




{* *}