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Critique de VictorPepepe


Ce livre détaille donc les dangers numériques qui guettent nos cerveaux et nos démocraties, et le basculement civilisationnel d'une époque qui bénéficie de plus de temps libre qu'elle n'en a jamais eu au cours de son histoire, mais voit ce même temps libre grignoté par l'invasion des écrans. Il n'est pas avare d'exemples et de mises en perspective, qui en rendent sa lecture dynamique et agréable. Tout ceci a été souligné, mais c'est plutôt la thèse développée par l'auteur que je souhaiterais aborder ici.

Les passages où l'auteur s'aventure hors du constat et de l'analyse pour développer une thèse plus personnelle occupent à la louche le dernier quart de l'ouvrage. Cette thèse est intéressante mais me paraît susciter plusieurs interrogations, je vais essayer d'expliquer pourquoi.

Là ou Gérald Bronner sort véritablement de sa neutralité axiologique et adopte un ton plus politique, c'est pour nuancer ou infirmer les anthropologies, disons “rousseauistes” de l'homme, qui tendent à considérer que l'économie de l'attention et de la cognition résultent de rapports de domination. L'auteur y voit plutôt le fruit d'interactions, de fluidité entre l'offre et la demande. Il n'y aurait pas de grande stratégie des puissances capitalistes visant l'hégémonie culturelle, mais de constants ajustements entre l'offre et la demande de contenus. Contre la théorie de l' « homme dénaturé » par des constructions sociales, informationnelles (etc.), il propose donc la thèse de l' « homme révélé » par la nouvelle économie de l'information. C'est d'ailleurs le sens premier du mot “apocalypse” qui donne son titre à l'ouvrage. Si l'apocalypse a fini par désigner la catastrophe ultime dans le sens commun, l'étymologie donnait à ce mot un sens différent, celui d'une révélation transmise à l'homme, généralement par l'entremise d'un être surnaturel. En somme, les écrans viendraient révéler à l'homme sa vraie nature, sa nature narcissique (et ses dérivés : vertu ostentatoire), paresseuse (il préfère TF1 à Arte même s'il prétend le contraire), ses biais cognitifs (*), sa tendance à privilégier davantage les informations anxiogènes, conflictuelles ou scandaleuses que les informations rassurantes (phénomène bien compris par les chaînes d'info en continu, ou par les réseaux sociaux), sa concupiscence, sa desinhibition favorisée par l'anonymat. Tous ces mécanismes sont de plus reconfigurés et amplifiés par les constructions politiques et informationnelles (la démocratie produit paradoxalement plus de frustration que les systèmes inégalitaires, car l'homme se met à se comparer à ses possibilités déçus et ses proximités illusoires ; et non plus à ses impossibilités, phénomène analysé par Tocqueville)

Gérald Bronner s'inscrit donc en faux contre les penseurs marxistes et néo marxistes (Marcuse, Horkheimer, Adorno, Gramsci voire Debord) qui considèrent les individus comme des êtres hétéronomes, modelés par la société industrielle et capitaliste, non seulement dominés mais conduits par la société industrielle et capitaliste à adopter l'idéologie qui serait celle de la classe dominante, parfois contre leurs propres intérêts. Pour Bronner, il n'y a pas d'éditorialisation du monde en faveur des intérêts de la classe dominante, la publicité ne modèle pas les goûts du public mais s'adapte à ceux-ci, le fait que les grands médias appartiennent en France à une poignée de milliardaires ne met pas réellement en péril leur liberté d'informer. Si domination il y a, l'homme n'est pas seulement complice de sa propre domination mais responsable de sa propre aliénation. Ces mécanismes ne sont pas accidentels mais essentiels, ils ne sont pas une construction de l'histoire mais constituent ”le tout de notre espèce”. C'est en somme une bonne définition du point de vue libéral sur l'individu, telle est la position défendue par Bronner. Il campe donc sur cette position, mais concède toutefois : “ce que l'on peut facilement admettre, en revanche, c'est que la logique du marché ne révèle pas les aspects les plus admirables de notre espèce” (p. 278) (On a envie de lui dire, merci pour cet aveu).

Gérald Bronner a deux bêtes noires; la première, c'est tout ce à quoi peuvent conduire les anthropologies dites rousseauistes de l'homme, c'est à dire qui considèrent que l'homme est plutôt pur par essence mais aliéné et perverti par l'artifice ou construction. je dis “tout ce à quoi” à dessein, car à ce moment de la démonstration, Bronner attaque en généralisant tout un ensemble de projets auxquels auraient conduit ces lectures, en mettant par exemple dans le même sac le régime Khmer Rouge et les projets communautaires français des années 1970. Ce premier amalgame est pour le moins étrange.

La deuxième bête noire de Bronner, c‘est ce qu'il appelle “populismes”, en les définissant comme les programmes qui dressent les masses contre les élites. le terme “populisme” réunissant ici sans nuance (comme c'est souvent le cas), des programmes politiques extrêmement divers, qu'on peut renvoyer dos à dos dans le cadre d'une réelle argumentation, mais ce point est simplement survolé ici, ce qui ne convainc guère.

Gérald Bronner se fait une certaine idée du progrès. Il commence son ouvrage par rappeler les bienfaits de celui-ci sur les conditions de vie planétaires, qui n'ont jamais été aussi bonnes qu'à l'heure actuelle (espérance de vie, médecine, éducation). Ce rappel n'est pas inutile, loin s'en faut, la déploration du présent faisant souvent perdre de vue les gigantesques avantages dont nous bénéficions à vivre au XXIème siècle (il faudrait ajouter : « nous, les peuples ayant survécu à la modernité » et « pour combien de temps encore »). Mais même parmi les grincheux, il se trouve peu de gens pour nier que la technoscience a des bienfaits, et pour conserver un rapport manichéen avec celle-ci qui la rejetterait en bloc. Gérald Bronner lui, verse souvent un rapport plutôt béat au progrès et à la technoscience. Ceci me paraît être une posture, car son livre dénonce justement les dangers qu'entraîne la course numérique quand elle est lancée à pleine vitesse, mais il tient à souligner son optimisme, s'amusant des gens qui comprendraient le titre de son livre au sens de catastrophe (En ce qui me concerne, tous les constats énumérés par ce livre me paraissent catastrophiques, qu'ils soient ‘essentiels” ou "accidentels") tout dans sa lecture est pour moi catastrophant). Plutôt que d'inviter à un rapport critique et prudent à la technologie, il disqualifie en bloc et sans nuance, non seulement ceux qui ont eu un avis prudent sur la question vaccinale, mais également ceux qui voudraient limiter la croissance, ou redéfinir la définition de celle-ci. le plus souvent, il le fait comme par surprise, en fin de chapitre, sans développer.

Il y aurait beaucoup de choses à garder dans cet ouvrage, mais ses conclusions et ses postures pseudo-rationalistes nuisent à son objectivité et même à sa scientificité. Il a été démontré ailleurs que la méthode de GB souffre de plusieurs biais et de lacunes qui nuisent à sa qualité (lectures erronées et abusives d'études et expériences en neurosciences et psychologie cognitive, vision anthropologique très datée, cf. Dominique Boullier (sociologue), Jean-Michel Hupé (neurosciences), Jérôme Lamy (histoire des sciences), Arnaud Saint-Martin (sociologie des sciences), Martin Legros (philosophie)

Il y a aussi quelque chose d'une humeur qui semble désobjectiver sa rationnailté : que Bronner prenne le parti d'une attitude optimiste en toute chose, c'est un chose, mais que celà le conduise à ignorer des recherches plus critiques ou “pessimistes”, c'en est une autre. En bon optimiste, Gérald Bronner est coutumier de la dénonciation du principe de précaution, ce qui avait de quoi surprendre (“L'Inquiétant Principe de précaution”, PUF, 2010)

La conclusion de cet ouvrage est peut-être ce qu'on y trouve de plus déroutant, surtout si l'on met celle-ci en lien avec d'autres partis pris survolés par le livre. Je me demande en effet quel regard porteront les générations suivantes sur ces essayistes des années 2010/20, persuadés d'incarner le camp de la rationalité, conscients des enjeux climatiques (et ayant toutes les données à disposition), mais présentant la décroissance comme une idéologie symptomatique de la « détestation du présent ». Dénonçant (défonçant) les collapsologues tout en appuyant sa conclusion sur le plafond civilisationnel tiré de la théorie fumeuse de Fermi sur la durée des civilisations.
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