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Critique de Isidoreinthedark


L'essai de Gérald Bronner publié en 2021 repose sur un constat implacable : « le temps de cerveau disponible » n'a jamais été aussi important qu'aujourd'hui. Et notre avenir dépend de l'utilisation que nous ferons de ce temps autrefois dédié à un dur labeur. Selon que ce temps sera consacré à regarder des vidéos de chats, ou à approfondir nos connaissances, se dessinera un avenir très sombre ou porteur d'espoir.

« Apocalypse cognitive » est un essai foisonnant, parfois complexe, souvent passionnant, qui se propose d'aborder les enjeux relatifs à l'émergence d'un « marché cognitif », où se confrontent une demande et une offre de contenus numériques. Afin de nous éclairer sur le développement de ce marché d'un genre nouveau, l'auteur nous propose un décryptage très fin des mécanismes cérébraux mobilisés par l'offre permanente de contenus.

Hanté par la pandémie du Covid-19 qui a servi d'accélérateur au développement du marché cognitif, l'essai de Gérald Bronner revient sur ce monde à l'arrêt, dont le temps de connexion à différents contenus numériques (et notamment aux réseaux sociaux) a augmenté de manière exponentielle.

« Apocalypse cognitive » prend le temps d'analyser son sujet, de situer les enjeux, de tenter de comprendre les mécanismes en jeu. Et pourtant. L'essai publié en 2021 est déjà daté, sans que cela soit imputable à son auteur, qui ne pouvait prévoir l'émergence d'une Intelligence Artificielle capable de générer des contenus (livres, chansons, peintures, etc.). Si ce phénomène vient modifier le fonctionnement du marché cognitif tel que l'auteur l'envisage, il accroît surtout la pertinence des questions existentielles abordées par l'essai.

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L'auteur se montre facétieux lorsqu'il nous dévoile à la page 190 le véritable sens du titre de son ouvrage qui emprunte à l'Apocalypse selon Saint Jean. le titre peut ainsi de prime abord se comprendre comme « catastrophe cognitive ». En réalité, l'auteur s'appuie sur les étymologies latine et grecque d'apocalypse, qui signifient respectivement, « révélation », et « action de dévoiler une vérité auparavant cachée ».

S'il est parfois teinté d'inquiétude, le but de l'essai n'est pas de décrire la fin des temps, mais d'examiner les conséquences de la fluidification du marché cognitif, de dévoiler le dessous des cartes d'un phénomène au développement exponentiel.

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La première partie de l'ouvrage revient longuement sur la confrontation dérégulée de l'offre et de la demande du marché cognitif.

Son raisonnement s'appuie notamment sur les multiples mécanismes cérébraux qui expliquent notre pente « naturelle » à nous intéresser aux catastrophes, aux faits divers sordides, des informations qui mobilisent une forme de peur « archaïque » dévoyée. Il revient également sur appétit insatiable de nouveaux « like » sur les réseaux sociaux, permettant de sécréter la dopamine dont notre cerveau est si friand. Gérald Bronner revient ainsi en détail sur différents phénomènes documentés qui permettent d'expliquer les invariants ontologiques de la demande cognitive.

Après avoir établi la nature anthropologique de la demande, l'auteur s'intéresse à l'offre qui, selon lui, ne fait que satisfaire la demande. En bref, tout le monde prétend adorer Arte, mais préfère regarder un programme affligeant sur TF1. L'offre de qualité existe et « l'apocalypse cognitive » tient davantage à une demande paresseuse, avide de satisfaction immédiate, ou de sujets « sensationnels », pour des raisons complexes qui tiennent notamment à la nature même de notre fonctionnement cérébral.

On comprend que l'auteur n'est pas un adepte de la coercition et croit aux vertus du libre-échange même lorsque celui-ci concerne notre temps de cerveau « disponible ». Une position discutable qui est néanmoins défendue avec un certain brio.

Il me semble que l'auteur se trompe lorsqu'il ne voit nulle malveillance dans l'offre cognitive qui sature le marché, que TikTok (par exemple) est volontairement conçu pour abêtir les jeunes générations occidentales (en utilisant les mécanismes décrits par Bronner), et que l'addiction aux réseaux sociaux des plus jeunes doit être combattue, y compris par la coercition.

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L'auteur consacre un long développement à combattre la théorie de « l'homme dénaturé », élaborée par de nombreux esprits critiques qui considèrent que l'offre du marché cognitif est volontairement dessinée pour asservir les esprits, destinés à être dévorés par l'ogre capitaliste.

Il cite l'un des tenants de cette théorie, Jonathan Heller :
« Les mass-médias sont une usine déterritorialisée, dans laquelle les spectateurs se fabriquent eux-mêmes de façon à correspondre aux protocoles libidinaux, politiques, temporels, corporels et, bien entendu, idéologiques, d'un capitalisme en voie d'intensification croissante. »

La théorie de l'homme dénaturé implique une logique implicite d'intentionnalité, dans laquelle « les groupes dominants cherchent délibérément à asservir les foules ». Une thèse que défendait déjà Gramsci, pour qui les médias sont au service d'une bourgeoisie cherchant à asseoir sa domination sur la société.

Pour l'auteur, cette analyse refuse d'admettre le caractère anthropologique et donc inéluctable de nos pulsions, qui doivent certes être encadrées, mais qui déterminent la demande parfois peu glorieuse (sexe, sensationnalisme) du marché cognitif. Une demande à laquelle, selon l'auteur, l'offre ne fait que s'adapter.

Si une fois encore, Bronner défend son point de vue avec un certain brio, la question de l'oeuf et de la poule laisse perplexe. Est-ce vraiment l'offre qui s'adapte comme dans de nombreux marchés « classiques » à la demande, comme le soutient l'auteur ? Ou faut-il considérer le marché cognitif comme un marché « à part » dans lequel l'offre pourrait imposer son primat sur la demande ?

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La troisième thématique abordée est celle de la désintermédiation permise par le développement des plateformes numériques qui permet aux leaders néo-populistes tel que Donald Trump de s'adresser directement à leurs électeurs sans passer par les mailles des médias classiques.

Ce nouvel avatar de la dérégulation du marché cognitif ne laisse pas d'inquiéter, en permettant à quiconque d'asséner des contre-vérités avec une assurance qui laisse coi, laissant de côté toute tentative d'argumentation analytique.

En bref, la fluidification à l'infini du marché cognitif permet de propager des « fake news » à tout-va et nous fait entrer dans l'ère de la post-vérité. Ce contact direct entre les dirigeants et le commun des mortels permis par des outils tel que X (ex-Twitter) donne l'illusion de l'avènement d'une démocratie plus « authentique ». Ce n'est hélas qu'une illusion tant cette désintermédiation se fait au détriment de l'analyse, de la prise de hauteur, en un mot de la réflexion.

L'accélération inouïe de l'afflux d'informations vient saturer l'espace médiatique, qui souffre d'une absence de hiérarchisation, au détriment de sujets complexes tels que la situation géopolitique au Moyen-Orient, et au profit de faits divers scabreux qui captent une attention cognitive souvent trop paresseuse.

S'il est difficile de donner tort à l'auteur sur ce dernier point, rappelons qu'en 1986, les médias français nous ont doctement annoncé que le nuage de Tchernobyl s'était arrêté à la frontière avec l'Allemagne. Un mensonge éhonté que la multiplication des canaux d'information rendrait aujourd'hui impossible.

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Gérald Bronner conclut en rappelant les nombreux défis auxquels nous faisons face : dérèglement climatique, épuisement de nos ressources, possibilité d'une auto-destruction massive, et plus étonnant, conquête spatiale dédiée à la recherche d'une civilisation extra-terrestre.

La hauteur de ces défis doit conduire à ne pas sous-estimer les « effets pervers de la dérégulation du marché cognitif : en fluidifiant les relations entre l'offre et la demande, elle nous abandonne à des boucles addictives profondément enracinées dans notre nature ». Autrement dit, c'est parce que notre ressource cognitive est finie « qu'il faut en faire un usage raisonnable et considérer le cambriolage attentionnel comme un fait politique. »

L'auteur revient également sur l'abolition de l'ennui, pourtant nécessaire à la rêverie, créée par la présence permanente de téléphones, tablettes ou ordinateurs. En affirmant que « toute amputation de ce temps de rêverie à explorer le possible est une perte de chances pour l'humanité », il dresse un portrait très sombre des conséquences de la fluidification infinie du marché cognitif.

« On se tromperait donc gravement sur tout ce qui précède si l'on croyait que j'approuvais, même avec la pudeur de l'implicite, des mesures liberticides pour réguler le marché cognitif ».

Tout est dit, Gérald Bronner est un libéral qui préfère « réguler » qu'interdire et craint que le remède ne soit pire que le mal.

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« Apocalypse cognitive » évoque les dangers de la dérégulation du marché cognitif avec une hauteur de vue qui force le respect. Dans cet essai foisonnant, l'auteur aborde de nombreux versants d'une montagne bien difficile à gravir. Sans jamais tomber dans un catastrophisme racoleur, il dresse tout de même un panorama très inquiétant des conséquences de ce nouveau paradigme d'un monde virtuel qui prend une ampleur sans cesse grandissante dans nos vies, et mobilise, pour le meilleur et, hélas le plus souvent pour le pire, notre précieux temps de cerveau disponible.

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Deux remarques pour conclure.

La première concerne l'obsession de l'auteur pour le plafond de Fermi (plafond civilisationnel permettant d'accéder à la rencontre de civilisations extra-terrestres) qu'il développe dans sa conclusion. À supposer que ces civilisations existent, je ne sache pas que les rencontrer puisse être considéré comme un enjeu majeur.

La seconde concerne le développement exponentiel de l'Intelligence Artificielle générative, qui vient fluidifier à l'infini le marché cognitif en y insérant des contenus générés par des robots. Des contenus désincarnés sans aucune valeur intrinsèque, potentiellement totalement erronés, dont la multiplication éclaire d'une lueur crépusculaire le développement à venir du marché cognitif, en privant notamment les jeunes générations du temps consacré à la réflexion personnelle, un temps bientôt aboli par un clic sur Chat GPT, un clic qui résonne comme un clap de fin, et pourrait bien redonner au titre de l'essai son sens premier d'Apocalypse.

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Je remercie enfin sincèrement Anna@AnnaCan qui m'a permis de découvrir cet ouvrage aussi érudit que stimulant à travers sa superbe chronique que je recommande vivement.

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