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Critique de Presence


Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, en noir & blanc, écrite et dessinée par Chester Brown. Elle a été sérialisée dans "Yummy Fur" 21 à 23, parus en 1990. La bibliographie de Chester Brown est la suivante : (1) le petit homme, (2) Ed the happy clown (en anglais, inédit en français en 2013), (3) "Le Playboy", (4) Je ne t'ai jamais aimé, (5) Louis Riel, (6) Vingt-trois prostituées.

L'histoire débute le 23 mai 1975 à Chateauguay dans la banlieue de Montréal, où a grandit Chester Brown. Il se représente sous la forme d'un petit diablotin avec les ailes et un short qui va commenter chaque scène. Ce petit diablotin indique que le jeune Chester est âgé de 15 ans et qu'il assiste à la messe, en ayant à l'esprit le numéro de Playboy qu'il est en train de décider d'acheter après l'office. À la fin de la messe, il se rend à vélo à la supérette la plus éloignée pour l'acheter (pour éviter d'être vu par quelqu'un qui le connaîtrait). En sortant il croise des voisins et fait de son mieux pour dissimuler la nature de son achat. Il rentre chez lui et profite de l'absence des autres pour aller se masturber dans sa chambre. Il lui reste alors à cacher le magazine. La suite de ce récit autobiographique relate l'évolution de ses achats et de l'utilisation du magazine jusqu'en 1990. le tome s'achève avec une postface d'une vingtaine de pages de l'auteur commentant les modifications qu'il a apportées pour la présente édition (avec la reprographie des cases supprimées), ainsi que certaines précisions sur ce qu'il avait souhaité exprimer, et l'état actuel de son usage des magazines de charme et pornographiques.

Dans la postface, Chester Brown confirme que cette histoire autobiographique a été composée et construite pour aborder le thème de son rapport à la pornographie, par le biais de sa lecture du magazine Playboy. le style graphique de Brown est assez épuré avec une apparence de dessins d'amateur qui induit une forme de distanciation avec une forme de naïveté visuelle. de ce fait les quelques dessins de photographies de Playmates sont dépourvus de toute forme d'érotisme. Par opposition les scènes de masturbation en sont d'autant plus choquantes dans leur coté prosaïque et presque déplacées par contraste entre ce qui est montré (jusqu'à la tâche de sperme par terme) et le dessin simple et spontané, sans fioritures. En effet Brown se montre le plus honnête possible quant à son usage de la pornographie. Suivant son parti pris, il ne décortique pas ses processus mentaux lorsqu'il se livre à l'onanisme, mais il montre comment il le fait (une posture originale qui a interpellée d'autres lecteurs jusqu'à Peter Bagge qui a été jusqu'à la baptiser la "Chester", authentique). Il ne s'agit pas pour Brown de jouer à choquer en enfilant des scènes de masturbation, mais de montrer à 3 reprises la finalité de son achat.

Cette approche concrète de cette pratique lui permet également de montrer le dégout plus ou moins fort qui suit, issu de la culpabilité. À nouveau, Brown préfère le sous-entendu que la psychologie de comptoir. Il ne se lance pas dans une explication de l'existence de cette culpabilité, il ne décrit pas ses processus mentaux (il n'évoque pas l'incidence de son éducation religieuse). Il établit son ressenti. Ses réactions montrent d'ailleurs que ce sentiment est plus complexe que la simple culpabilité, et qu'il s'agit peut-être plus de la perte de repère générée lorsque l'individu brave un interdit sociétal ou moral. Cela ne devient de la culpabilité que lorsqu'il risque d'avoir à se justifier auprès d'autrui, en particulier face à sa copine Kris. En ça Chester Brown est un auteur incroyable qui avec une économie de moyens réussit à mettre en scène sa propre vie, en mettant en lumière des sentiments et des sensations universels. À partir de là, le lecteur (masculin) peut alors comparer sa propre expérience et son propre ressenti par rapport à son usage de la pornographie. La lectrice peut avoir accès à une représentation honnête de la force de la pulsion sexuelle chez l'individu de sexe mâle.

En effectuant son travail de composition, Chester Brown a trouvé des solutions naturelles pour évoquer les différentes facettes de sa relation avec ce magazine. Il ne s'agit pas d'une fascination aveugle, et il y a eu une réflexion qu'il sait exposer par le biais des dialogues, ou des commentaires du petit diablotin Chester adulte. Dans l'épilogue, il évoque la parution de la première partie de l'histoire dans "Yummy Fur", avec Mark Askwith. Ce dernier indique qu'il n'a jamais acheté Playboy, mais qu'il se souvient de la première Playmate qu'il a vu dans un numéro qu'on lui avait prêté, et du décor en arrière plan. Brown est alors capable de lui citer le nom de cette femme et le numéro du magazine, à partir de la description du décor. le lecteur constate ainsi le degré d'implication et d'investissement affectif de Brown vis-à-vis de ces photographies de femme. Les commentaires du diablotin permettent aussi de comprendre qu'en fonction de ses réactions physiologiques, Brown a pu établir des échelles de critères physiques quant à celles qui lui plaisent plus. Cela aboutit à un questionnement sur la formation des goûts sexuels par le biais de la pornographie, leur formatage, mais aussi leur pluralité. Dans la postface, il élargit le contexte en relatant son usage d'autres sources de pornographie (le magazine Penthouse, puis les vidéos). D'une certaine manière, l'apparition de Carrie et Sky (des voisines de Chester) rappelle qu'il a également consacré "I never liked you" à la formation du sentiment amoureux (formant ainsi un diptyque avec ce volume consacré à la pulsion sexuelle). "Le Playboy" est un récit où la masturbation est représentée à l'opposé de la sexualité en tant que performance physique.

Du fait de la force polémique du sujet, le lecteur peut ne porter aucune attention au travail de construction et de représentation du récit. Outre l'élégance habile avec laquelle il sait mettre en scène ses sentiments sans explications pesantes, il y a ces dessins d'apparence un peu fruste. Ce choix esthétique s'observe avec les bordures des cases qui ne sont pas tracées à la règle, mais à main levée, et irrégulière. Il y a également la disposition des cases collées sur la page sans respecter un positionnement rigoureux en ligne ou en colonne. Elles sont littéralement collées car Brown les dessine une par une sur des bouts de papier indépendant, et les agence ensuite sur la page. Cela a pour effet de donner plus d'importance à chaque image, de la rendre plus indépendante, ainsi le lecteur y accorde plus d'attention. C'est une façon qui sort de l'ordinaire pour influer sur la vitesse de lecture. Chaque image devient ainsi une composition réfléchie où chaque trait a été pesé pour ce qu'il apporte comme signification. Brown entraîne le lecteur dans sa vision du monde avec des personnages filiformes, et des arbres au développement torturé.

Avec "Le Playboy", Chester Brown évoque avec une franchise rafraîchissante son usage du magazine Playboy sur plus d'une décennie à la fois en tant qu'excitant visuel, et en tant que transgression d'un tabou. Pour les lecteurs ce thème leur renverra à leur propre expérience, leurs propres choix et les difficultés psychiques auxquels ils ont pu être confrontés. Pour les lectrices, il s'agira d'une illustration sensible de la force de la pulsion sexuelle masculine.
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