Heureux veinard

D'après moi, en général les femmes nues n'ont pas de couteau sur elles.
Mais étant donné tout ce qui s'est passé depuis que je me suis réveillé ce matin, je ne serais pas étonné si elle sortait un hachoir à viande. Ou une tronçonneuse.

Au moment de l’explosion, Vesna Vulović, un membre de l’équipage, se trouvait à l’arrière de l’avion, qui s’est détaché du fuselage et a fait une chute de dix mille mètres avant de toucher le sol. Un chariot a cloué Vesna au fond de l’appareil, lui servant de ceinture de sécurité et l’empêchant d’être aspirée à l’extérieur. Elle a eu une fracture du crâne, trois vertèbres cassées, deux jambes cassées, et a été temporairement paralysée au-dessous de la taille, mais elle a survécu à l’explosion et à la chute. Elle possède le record mondial de chute libre.

Au moins une fois par semaine je lis quelque chose dans un tabloïde, ou je vois quelque chose dans une émission de télé-poubelle, à propos de voleurs de chance qui s’en prennent à ceux qui ont survécu à la foudre, ou qui ont gagné à la loterie, ou qui ont réussi un jeu parfait au bowling. Alors que la plupart de ceux qui m’appellent pour me demander de les aider à retrouver leur chance disparue sont simplement incapables de reconnaître leur responsabilité dans leurs propres problèmes, ou d’assumer leurs mauvaises décisions.
Ils ne se sont pas fait voler leur chance. Si tel était le cas, je l’aurais su.
Parce que celui qui la leur aurait volée, c’est moi !

Certains pensent que les braconneurs de chance sont des extraterrestres. D’autres pensent qu’il s’agit de mutants. D’autres, de type plus paranoïaque, pensent qu’il existe des projets scientifiques gouvernementaux destinés à voler toute la chance du monde afin de la donner aux sociétés et aux politiciens. Que le gouvernement ne réagisse pas et nie l’existence des braconneurs de chance ne fait qu’attiser ce feu particulier.

Ces médias peu ragoûtants racontent comment les voleurs dérobent la chance des gens normaux, puis la revendent au marché noir pour des dizaines de milliers de dollars, créant tout un commerce non régulé et une culture du marché de la chance.

La plupart de ces gens qui m’appellent sont juste en train de réagir de façon excessive aux aléas normaux de l’existence. Aux choses normales qui arrivent aux gens normaux. Même si l’on naît avec de la chance, on n’a aucune garantie que tout tournera toujours à notre avantage. Parfois, il arrive que les choses tournent mal.

Cinq ou six fois, au cours des derniers mois, j’ai été contacté par des clients potentiels désireux de m’embaucher pour retrouver leur chance. Je ne parle pas d’appels téléphoniques émanant d’adolescents allumés. Il ne s’agit pas de sans-abri, ni de malades mentaux en panne de médocs. Il s’agit de gens normaux, de gens de tous les jours, qui ont eu de bonnes vies, avec ce qu’il faut de chance et de moments heureux, et qui, la plupart du temps, ont été servis par les circonstances.
Jusqu’à ce qu’un beau jour quelque chose tourne mal.
Ils ont perdu un gros client. Ils ont eu un accident de voiture. Ils ont découvert qu’ils avaient des termites. Peut-être l’un d’entre eux a-t-il dû aller chez un dentiste pour une dévitalisation. L’un d’eux a pris une raclée à la Bourse. Un autre est malade pour la première fois depuis des années.

La plupart de mes affaires concernent des déclarations d’assurance douteuses, la lutte antifraude, des appels de créditeurs frustrés, ou des adultères. Même avec le divorce par consentement mutuel, l’infidélité reste l’une des activités les plus lucratives des privés, dans la mesure où les infidélités conjugales peuvent être utilisées par les époux pour obtenir la garde des enfants, des pensions alimentaires, la séparation des biens.
Apparemment, quand on dit pour le meilleur et pour le pire, la plupart des couples choisissent la deuxième option.
Cependant, récemment, j’ai reçu des appels de gens qui me demandaient de les aider à récupérer leur chance volée.

Passer la plus grande partie de son temps dans un petit bureau minable à faire des recherches sur Internet.
On en bâille.
Mais c’est pourtant la réalité. C’est ce que font aujourd’hui la plupart des détectives privés pour gagner leur vie. Certains se spécialisent dans un domaine particulier, tandis que d’autres touchent à deux ou trois champs d’investigation, mais aucun ne se fait tirer dessus. Aucun ne rencontre ses clients dans des ruelles sombres. Aucun ne fait l’amour avec Lauren Bacall.
Pas moi, en tout cas.

Personne n’a envie de lire ce qui se passe dans la réalité, ce que font vraiment les détectives privés. Citations à comparaître, fraudes à l’assurance, enquêtes sur des sociétés. Retrouver des débiteurs, dépister des violations de copyright, éplucher l’informatique légale. Passer la plus grande partie de son temps dans un petit bureau minable à faire des recherches sur Internet.
On en bâille.
Mais c’est pourtant la réalité. C’est ce que font aujourd’hui la plupart des détectives privés pour gagner leur vie.