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Critique de SZRAMOWO


En fermant «Venise n'est pas en Italie», je me suis dit, « Trop fort cet Ivan Calbérac ! », encore sous le coup de son écriture invasive restituant avec éloquence le caractère universel de l'adolescence, un état qui transcende les classes sociales, les lieux, les époques, les sexes, qui transcende tout en fait ! Qui réduit tout à lui-même.
Un état qu'il n'est donné de comprendre (?), d'assumer, de sublimer peut-être, qu'à ceux qui le vivent et de côtoyer sans le comprendre qu'à ceux qui le subissent.
Comme dit la chanson, Venise c'est n'importe où, n'importe quand, c'est l'endroit où tu es heureux.
Comme Venise, l'adolescence, elle aussi, se définit par rapport à elle même.
De façon inattendue, la référence au texte de Lemesle chanté par Reggiani, a ravivé des souvenirs enfouis sous des tonnes de mémoire fossilisée, ceux de l'été pourri 1966.
Des vacances radieuses pour moi, pas pour les adultes privés de bronzage en raison d'une météo-catastrophe en Europe.
J'avais alors quatorze ans. L'ORTF avait mis en place des programmes de l'après-midi, (à l'époque la télé ne diffusait qu'entre midi et deux heures et le soir), pour les écoliers retenus chez eux par des pluies incessantes.
Nous passions ces après-midi ensemble, ma cousine et moi ; elle avait seize ans ; était amoureuse de l'affreux Godeau, un redoublant de 1ère B.
Fan de Reggiani, elle chantait «les loups ouh ! Les loups ! les loups sont entrés dans Paris !», ou «t'as vu l'avion c'est drôle, où est passé la maison ?», d'une voix de tête envoutante et étonnamment grave.
Gonet, le batteur d'un groupe de rock balbutiant, prosélyte des Rolling Stones, se foutait de moi, car il ne pouvait le faire de ma cousine, en m'affublant du surnom de petit accordéoniste berrichon.
Ces moqueries n'étaient rien en comparaison des après-midi enchanteurs et des baisers que je lui avait volé et dont il ne saurait jamais rien, enfin je l'espérais.
J'ai adoré ce livre aussi parce qu'il m'a ramené vers ces après-midi de 1966...
Mais revenons à Emile, le héros du roman : c'est Calbérac, c'est vous, c'est moi, les enfants du voisin, vos neveux moqueurs, c'est l'adolescent éternel, jamais en phase avec ses parents, ou alors comme le courant alternatif, en phase discontinue, dont on se demande toujours comment il a pu se transformer en l'adulte que nous sommes, celui qui est devenu raisonnable, plein de certitudes, donneur de leçons parfois.
La force, la justesse, l'originalité du roman de Calbérac, est de nous faire entrer dans la tête d'Emile, dès les première lignes, de nous faire partager son langage, sa philosophie de la vie, son humour, ses craintes, ses phobies.
Son «je» délimite, dès la première page, de façon subtile et imperceptible, un univers cohérent, bien à lui, dont les différentes briques, pour dissonantes qu'elles puissent paraître à nos yeux, (la caravane sur le terrain à bâtir, la teinture des cheveux, le métier du père, le refus du permis de construire, le trou dans la chaussette gauche, etc...), s'assemblent au fur et à mesure que le récit se déploie et contribuent à renforcer l'harmonie de l'ensemble sans discordances.
Nous acceptons Emile parce qu'il devient nous, ou parce que nous devenons lui.
Calbérac n'est ni dans la caricature ni dans l'outrance. Comme Emile, il ne porte pas de jugements sur cet univers, ne le qualifie pas, il l'analyse, le décrit pour nous lecteurs, comme allant de soi, logique dans les différences qu'il induit entre son narrateur et les autres.
Ses penchants littéraires ou cinématographiques, ses points de vue, s'ils l'éloignent de sa famille lui permettent de la comprendre et quelque part de l'accepter comme elle est.
La page 77 résume à elle seule ce sentiment bizarre d'attraction-répulsion, sa mère qui parle à tout le monde, lui qui marche quelques mètres devant pour faire croire qu'ils n'ont rien à voir ensemble : « je sais c'est absolument dégueulasse de faire un truc pareil........et j'ai si peur qu'elle comprenne que je la trouve pas toujours présentable. le problème quand on a honte de sa famille, c'est qu'en plus on a honte d'avoir honte. C'est quelque chose entre la double peine et le triple cafard.»
Emile parle juste, à tel point qu'il est impossible de résister à ses aphorismes envoutants.
Le livre monte en puissance, on découvre mieux Emile à mesure qu'il nous dévoile les secrets de sa famille : l'apparition de son frère dont on connait l'‘existence mais qui n'intervient qu'à la page 121, l'accident de ses parents, la grand-mère morte en Italie....
Le voyage vers Venise est une parabole de sa vie.
Emile rêve d'y aller seul, pour retrouver Pauline, la jeune concertiste qu'il a connu au lycée. Les circonstances le dépossèdent de son voyage, il finit par accepter que sa famille l'accompagne, il finit par accepter que chacun des membres de sa famille trouve une justification différente de la sienne pour motiver ce voyage.
C'est un peu comme dans la chanson, à chacun son Venise.
Dans cet «imbroglio» Emile s'y retrouve tant bien que mal, il veut retomber sur ses pieds, il lutte, argumente, explique, justifie, analyse, ment pour la bonne cause.
Souvent ses formulations sont justes, pertinentes, sans concession, parfois féroces et cruelles, envers les autres mais aussi envers lui-même.
C'est un plaisir de les lire, de les écouter.
On ne peut que jubiler de ce florilège de bon sens adolescent, qu'il serait vain de vouloir citer de façon exhaustive :
- C'est un choix cornélien, dirait Mr Merlet, mais connaître le mot n'aide pas vraiment à trancher.
d'ailleurs c'est fou comme la passé est présent partout chez les gens qui ont peur de l'avenir.
- La joie se révèle toujours un peu communicative, c'est pour ça que tant de gens s'en méfient.
- Quand on a trop d'émotions, Venise, c'est pas qu'en Italie, c'est un peu en chacun de nous.
- Eh bien pleure, tu pisseras moins. Quand ma mère me dit ça j'ai envie de téléphoner à la Cour européenne des droits de l'homme.....
- Faire semblant. L'important c'est d'en avoir conscience. Les enfants savent très bien quand c'est pour de faux, les adultes, à force, je crois qu'ils finissent par oublier.
- Les gens trouvent que c'est une qualité la pudeur.....Moi je pense que c'est à l'origine de pas mal de guerres mondiales.
- La beauté, la poésie, la grâce, tout ce dont on nous prive à longueur de journée, parce que la vie doit être pratique, organisée.........vous savez toutes ces phrases du journal de 20 Heures qui nous éloignent du bonheur en nous le promettant à chaque instant.
- Cette fois je me suis retenu. Pour ce qui est de garder tout son désespoir à l'intérieur, j'avais de plus en plus d'entrainement.
- Nous, on n'a pas les moyens de perdre gros, parce qu'on n'a jamais eu grand chose.
- La vérité, c'est qu'il y a énormément de gouttes d'eau qui ne font pas déborder le vase.

Lues ainsi, ces phrases pourraient passer pour des formule faciles. La magie du roman réside dans la force de conviction avec laquelle l'auteur les fait dire à Emile pour nous les faire partager ; et le charme opère. On s'identifie avec cet adolescent que nous avions oublié, avec cette famille que nous avions détesté, mais point de regrets, ni de nostalgie négative, simplement une rage de vivre, toujours, malgré les déconvenues, avec le même espoir dans l'avenir.


Lien : http://desecrits.blog.lemond..
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