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Critique de Warrenbismuth


16 ans après « R.U.R. », en 1936 ČAPEK reprend en quelque sorte son chantier, en format roman, c'est-à-dire plus ample, plus ambitieux, plus spectaculaire, plus varié aussi.

Le livre démarre comme un gentil petit roman d'aventures sans prétention. Un capitaine de cargo au long cours, van Toch (que l'on pourrait penser échappé d'une histoire de Robert-Louis STEVENSON), alors à la pêche d'huîtres perlières, se trouve nez à nez avec des sortes de bêtes du diable près de l'île de Tana Masa. Bestioles d'allure hybride, un peu poissons, un peu mammifères, avec des caractéristiques tout humaines. Cette découverte va faire basculer le monde.

En plein été, et alors que la planète semble se reposer sur ses lauriers, deux journalistes partent en chasse de scoops afin d'alimenter leurs colonnes. Ils ont vent de cette découverte d'animaux antédiluviens par le capitaine. Sont-ce des lézards ? Quoi qu'il en soit, les reporters rencontrent van Toch. Qui souhaiterait apprivoiser ces animaux. Qui par ailleurs ne va pas tarder à quitter le plancher des vaches. Alors que les animaux vont enfin être appelés salamandres.

Dans ces personnages hauts en couleur se distinguent quelques figures, notamment celle d'une femme de théâtre, dans un roman lui-même fortement imprégné de jeu théâtral. Elle assiste à l'évolution de ses salamandres, des êtres qui savent parler et apprendre par coeur, les journaux notamment. Un vaste projet de développement et d'exploitation de la main d'oeuvre des salamandres est monté. Il va falloir fabriquer des salamandres qui accompliront les travaux les plus pénibles à la place de l'homme. Elles sont endurantes, solides et pleine d'ardeur. Des élevages vont se former un peu partout.

« Grâce à leur instinct naturel et à leur remarquable sens technique, les salamandres se prêtent surtout à la construction de digues, de levées et de brise-vagues, à creuser des ports et des canaux, à nettoyer les bas-fonds et à déblayer les voix fluviales ; elles peuvent contrôler et aménager les côtes, élargir les continents, etc. Dans tous ces cas, il s'agit de grands travaux, exigeant des centaines et des milliers de travailleurs ; des travaux si étendus que la technique la plus moderne ne s'y attaquera que lorsqu'elle disposera d'une main d'oeuvre infiniment bon marché ».

D'un ton léger, aventurier, délicieusement kitsch, pas très éloigné d'un Jules VERNE aux accents H.G. Wellsiens, le récit se dramatise tout à coup, pour devenir parfois étouffant. Un certain Povondra a permis la publicité sur cette découverte majeure. Depuis, il collectionne chaque coupure de journaux en faisant état. Il possède une véritable encyclopédie chez lui et réalise pleinement l'essor des salamandres, leur potentielle révolte, car « Seuls les puissants de ce monde peuvent faire le bonheur des autres sans dépenser un sou ».

La prolifération des salamandres entraîne une refondation totale de la société. Elles se multiplient tellement qu'elles ont de plus en plus besoin d'espaces côtiers vitaux, donc elles rognent les côtes, font des canaux pour obtenir plus de place. Elles se comptent désormais en plusieurs dizaines de milliards d'individus, se rebellent contre l'homme, totalement dépassé par ce que pourtant il a développé.

ČAPEK sait se faire philosophe et sociologue : « L'homme est-il, a-t-il jamais été capable de bonheur ? L'homme certes, comme tout être qui vit, mais pas le genre humain. Tout le malheur de l'homme réside dans le fait qu'il ait été obligé de devenir l'humanité ou qu'il l'est devenu trop tard, quand il s'était déjà irréparablement différencié en nations, races, croyances, castes et classes, en riches et en pauvres, en hommes éduqués et en ignorants, en maîtres et en esclaves. Rassemblez de force en un même troupeau des chevaux, des loups, des brebis, des chats, des renards et des biches, des ours et des chèvres ; parquez-les dans un même enclos, forcez-les à vivre dans cette mêlée insensée que vous appellerez l'Ordre Social et à respecter les mêmes règles de vie ; ce sera un troupeau malheureux, insatisfait, fatalement divisé, où nulle créature ne se sentira chez elle ».

Ce récit, à première vue de science fiction, est en fait un puissant roman politique. En 1936, ČAPEK voit son pays la Tchécoslovaquie de plus en plus menacé par l'Allemagne nazie. Les salamandres du livre, c'est le peuple tchécoslovaque, le nazi étant représenté par l'homme. Dans cet ouvrage, ČAPEK imagine l'invasion du pays par les forces ennemies (qui se réalisera un peu plus de 2 ans plus tard). « La guerre des salamandres » est un pur chef d'oeuvre tout en variations : de roman d'aventures quasi picaresque aux accents théâtraux, il se transforme en récit d'anticipation, allégorique sur la politique européenne de son temps, sous couvert de science fiction. Il se fait aussi visionnaire et en fin de volume, l'auteur Karel ČAPEK se met en scène dans un style d'essayiste : en effet, il s'interroge sur la chute de son roman, la jugeant trop dure, il fait part de ses pensées, ses ressentis. « La guerre des salamandres », pour tout ceci, est une clé majeure de la littérature dystopique du XXe siècle. Souvent réédité, il le fut par exemple en 2012 par les éditions Cambourakis.

Mais son histoire ne se termine malheureusement pas là. Les ténors nazis verront la moutarde leur monter au nez après diverses parutions de livres de ČAPEK, dont cette « guerre des salamandres ». Ils mettront tout en oeuvre pour le détruire. En 1939, ils arrêtent ČAPEK, ignorant qu'il est décédé l'année précédente. C'est Josef, son frère, qu'ils traînent, croyant avoir à faire à Karel. Josef est déporté, il mourra en détention quelques années plus tard, pris pour son frère.

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