Le lapin borgne

Justine se penche et je sens son souffle dans mon oreille :
- Cette maison fait à la fois ressortir le meilleur et le pire de chacun.
Puis je suis presque certain de sentir sa langue effleurer le lobe de mon oreille.

- David, je vois bien que tu es fatigué, mais m pourrais quand même retirer tes lunettes de soleil.
Ce n'est pas une question. L'espace d'une seconde, le monde tangue et je me demande si je suis bien réveillé. Je retire mes lunettes et elle me demande comment s'est déroulé mon examen.
- Bien.
- Tu es tombé sur quel sujet ?

Nous ne tardons pas à passer devant le complexe sportif que je fréquentais pour les cours de natation à l'époque du lycée et je ferme les yeux, car la violente blancheur du bâtiment blanc sous le soleil m'agresse malgré mes lunettes.

- Bien sûr, il est un peu fatigué. Je crois qu'ils ont été surchargés à son boulot. Sinon, ça va.
Je ne sais pas vraiment comment interpréter ces propos alors je me tais.

Nous traversons la ville et je me dis que depuis mon départ, à la fois rien n'a changé et tout est différent.

Je me concentre sur des réflexions existentielles. Nous sommes lundi et j'ai la gueule de bois. Trois heures de sommeil après une nuit chez une fille qui s'appelait Isabelle ou Isabella, enfin je crois. Je suis de retour au bercail après un vol que j'ai passé à boire du café, les lunettes de soleil sur le nez, et maintenant ça : je ressemble de plus en plus à mon père.
- Comment va-t-il ?
- Oh, bien, je suppose.

J'entrecroise mes doigts et regarde par la vitre. Ma mère parle du temps, de l'été qui arrive, des vacances, du voyage que mon père et elle vont effectuer en juillet, des fleurs qu'elle a achetées et de nos voisins qui refusent d'arrêter leur tondeuse alors qu'il est plus de vingt-deux heures, de son travail à la caisse d'assurance-maladie, des touristes qui vont débarquer et d'une procession de néo-bacheliers qui va défiler en ville la semaine suivante. Elle reste silencieuse quelques instants, puis rembraye sur la météo.

La dernière fois que j'ai vu grand-mère, il y a deux ans ou quelque chose comme ça, elle était déjà si vieille qu'elle ne m'avait pas reconnu. L'idée me fait froid dans le dos.

L'autoradio crachote Frankie Lymon and The Teenagers, lovers awake at the break of day, why do they fall in love ?, et je sens le parfum capiteux de ma mère, la chaleur oppressante dans l'habitacle et mon tee-shirt qui se colle à mon dos quand je me cale dans le siège et ferme les yeux.
- Tu ressembles de plus en plus à grand-mère, je réponds.
- Touchée.

Je ressemble de plus en plus à mon père. C'est ce que ma mère dit, fin mai, quand elle vient me chercher à l'aéroport.
- Tu ressembles de plus en plus à Peter. C'est peut-être pour ça.