lus l’heure de rejoindre le groupe avançait, plus Sohrab sentait monter en elle l’excitation. L’idée de dormir près de Naïm, de caresser sa main, son visage, de sentir son souffle sur sa joue provoquait un délicieux échauffement au creux de son ventre.
Elle n’imaginait pas concrètement ce qui se passerait une fois dans le camp. Pour l’instant, elle ne voulait envisager que le bon côté de l’aventure.
Dès qu’elle réfléchissait aux conséquences de son engagement avec des sbires de Moqtada, l’angoisse l’emportait sur l’optimisme. Elle se mit à cloisonner ses pensées, concentra son attention sur la couleur des boissons, la forme des gâteaux, les gens, leurs gestes, le bruit d’une chaise qu’on déplaçait, la cuiller qui tournait dans la tasse de café, le rire d’un enfant barbouillé de crème glacée, la voix agacée d’une jeune femme qui s’en prenait à un adolescent ahuri.
Quand elle quitta le café, elle ressentit un petit pincement au coeur, l’idée qu’elle n’y reviendrait peut-être jamais.
Le dôme bleu de la mosquée Al’Rahman était couvert, du côté ouest, d’une fine couche beige scintillante. De loin, il ressemblait à un croissant de lune. Sohrab aperçut un groupe de jeunes gens parmi lesquels elle reconnut Bilal, Karim, Mohamed qui discutaient en agitant les bras, sous les arcades ouvragées.
En découvrant la haute silhouette de Naïm appuyée contre une arche, face à Nazir, le sang de Sohrab vint battre à ses tempes. Une fraction de seconde, elle faillit rebrousser chemin, mais son orgueil la poussa en avant. Elle rejeta la pensée des vents contraires, se rassurant de pouvoir les affronter près de Naïm. Elle voulait croire qu’avec lui
tout serait facile. Elle rejoignit le groupe à grandes enjambées, salua le jeune homme d’une bourrade virile et silencieuse.
- Tu ne me connais pas, mais moi j'ai entendu parler de toi, et tu connais mon frère. Ton nom et ton numéro de téléphone étaient dans ses affaires.
La sueur se mit à perler au front de Sohrab.
- qui êtes-vous ?
L'autre prononça le nom qu'elle redoutait d'entendre. Elle s'accrocha de toutes ses forces au bord de la table pour ne pas tomber.
Barnes se leva pour fuir. Il tituba, saoul d'alcool et de fumée. Un canon tirait des salves dans sa cervelle ébranlée. Dans quelques heures il irait prendre son tour de garde. En attendant les pilules du docteur Miracle allaient l'aider à trouver le repos.
Dans cet entre-deux qui précède le sommeil il fut assailli par l'idée du suicide.
Si vivre c'est inévitablement mourir, est-ce que mourir c'est vivre à nouveau ?
Le plus souvent, je constate que Dieu est absent. Les prières sont des bulles qui montent vers le néant. S'Il vous voyait du haut de son paradis, pourquoi nous laisserait-Il nous débattre au milieu de tant de misères ? Personne ne peut expliquer cela.
Elle offrait à la nuit les imprécations de toutes les femmes prises de force. Ses yeux asséchés lui interdisaient les larmes. Elle n'était que colère, rage impuissante, dégoût. Elle se sentit glisser dans le gouffre de la honte et de la rancune.
La vengeance, c'est un cercle vicieux, un rapport de force et la force utilise la frénésie des hommes, la justice se base sur leur raison. La différence est essentielle. Et sais-tu ce qui motive la vengeance ?
Elle attendit une réponse qui ne vint pas.
- La peur. Oui, c'est la peur, Naïm, le moteur de tout ça.
L'Histoire se répète à l'infini.
La religion a toujours été une pomme de discorde.
Les survivants auraient pu expliquer aux décideurs des Nations Unies que ces sanctions ( l'embargo ) avaient puni seulement les petites gens ; les dirigeants, eux, n'avaient jamais manqué de rien dans leurs palais.