Paroles empoisonnées

Il n’y a rien de comparable à la tranquillité de vivre sans rien attendre de l’avenir, à profiter de petits instants, libre de stress, d’obligations, de rêves, de désirs, de culpabilité. Cloîtrée éternellement.

Tout cela était ma vie jusqu’à il y a quelques minutes et je m’y étais résignée. Mais tout à coup, je me rends compte que je me suis raconté des histoires et que rien n’a de sens.

Le soir, je lisais. J’ai beaucoup lu. J’ai lu tellement de livres pendant ces années, probablement autant que d’autres dans toute leur vie. Lui, il n’aime pas les romans, il préfère les essais, il dit, et comme je les dévorais tellement vite, il en a emprunté à une bibliothèque sans aucun critère de choix. Un jour, il m’apportait Dumas, un autre Barbara Kingsolver et le suivant Orson Scott Card. J’ai lu de la romance, de l’histoire, de la science-fiction, du policier et finalement, saoulée de chaos et avide de découvertes, je lui commandais des titres et des auteurs. Mais il s’y prêtait de mauvaise grâce, parce que ça lui faisait perdre trop de temps et qu’il disait que la bibliothécaire le regardait de travers. Et alors, j’ai tout foiré à cause des bouquins. Je me rappelle parfaitement ce moment où j’ai gâché six mois de ma vie. Un jour, j’ai cogité sur le fait que les livres que je lisais passaient ensuite entre d’autres mains et j’ai eu l’idée d’y laisser un message. Bien sûr ! C’était très simple. C’était mon seul contact avec l’extérieur. J’ai choisi un livre intitulé Ali et Nino, de Kurban Saïd, un livre d’amour et de guerre, drôle et tragique que j’ai lu trois fois sans respirer. Je me disais que la personne qui choisirait ce livre serait quelqu’un de spécial et se rendrait compte que mon message était véridique. J’ai écrit quatre lignes sur un bout de page, pour expliquer qui j’étais et demander de l’aide. Le jour suivant, il a ouvert la porte en furie et m’a lancé le livre à la tête. Tu crois que je suis stupide ! il a crié, fou de rage. Il m’a frappée jusqu’à n’en plus pouvoir et m’a laissée dans l’obscurité. Trois jours sans manger, dans un état lamentable, blessée, sans lumière, sans musique, sans Friends. Oubliée dans un trou.

J’ai appris à survivre, à me résigner, à préserver ma vie et à oublier tout le reste. Quand j’ai arrêté de résister, tout est devenu plus simple. Tu vois, mon chou, comme c’est facile ? Si tu es sympa, moi aussi. Et il a été cool. Il m’a apporté davantage de nourriture et m’a fait plus de place. Il a construit des W-C, une douche, m’a acheté un miroir, des livres, un MP3 avec de la musique, et il y a deux ans, il m’a offert un lecteur DVD et deux ou trois films.

J’en ferais quoi, de ma liberté ? Des conneries, comme toujours. Le monde là, dehors, ça me terrifie. J’ai appris à me cacher dans l’obscurité et je ne supporterais pas la lumière du soleil. En plus, j’ai eu dix-neuf ans et je n’arrive pas à y croire. Je me suis perdue. Je ne sais pas comment elles sont, les filles de dix-neuf ans. Je ne sais pas comment elles parlent, comment elles se coupent les cheveux, comment elles dansent ni quelles fringues elles portent.

. Je ne veux pas vivre continuellement cachée des paparazzis qui sont même capables de monter sur le toit, de s’introduire par la fenêtre et de se faufiler comme des rats dans les salles de bains pour voler un cliché. Pourquoi ils ne sont pas entrés ici ? Putain, pourquoi ils n’ont pas eu le cran de descendre aux enfers et de me sortir de cette prison ?

Ce sont des sales types et ils te traiteraient comme une délinquante. Ils te feraient déshabiller pour faire un examen. Les médecins portent des gants et des masques, et te mettent les doigts partout avec dégoût, comme si tu avais le sida. Ils ne te le disent pas, mais ça se sent. Ils te prélèveraient du sang, te feraient pisser dans un gobelet, te prendraient en photo à poil et accrocheraient les clichés au mur pour que tout le monde puisse les voir. Après ils t’interrogeraient. Tu serais assise devant un inspecteur de police bedonnant qui t’obligerait à expliquer l’un après l’autre les détails embarrassants de ta vie, depuis le début, pendant qu’il se cure les dents.

Je n’ai plus de famille, je n’en aurai plus jamais. S’ils savaient qui je suis et ce que j’ai fait, ils auraient honte de moi et me tourneraient le dos.

C’est très dur de devoir accepter que je suis seule, mais je sais qu’à ce stade personne ne se souvient de mon nom. Bárbara ? Bárbara quoi ? Le monde, horriblement égoïste, n’a eu aucune considération et m’a jetée à la poubelle.

J’ai disparu sans témoins, sans laisser aucune piste. La terre m’a engloutie et personne ne sait que je suis vivante.

Ça n’a pas été facile de me faire à l’idée qu’en dehors de ce trou le monde a tourné sans moi pendant quatre ans. Au début, je criais jusqu’à en devenir aphone, et quand j’avais mal à la gorge, je frappais les parois avec les poings, encore et encore.

Elle aimerait remonter le temps. Que tout redevienne comme avant. Avant quoi ? Peut-être quand Pepe et elle s’aimaient. Parce que au début, ils s’aimaient vraiment. Quand ils se sont connus, quand ils se sont mariés à toute vitesse, quand Bárbara est née. Elle aimerait revenir en arrière et avoir une seconde chance d’éduquer Bárbara d’une main ferme, de manière responsable et déterminée.

Mais c’est une chimère.

Bárbara ne reviendra jamais et elle ne découvrira jamais les réponses aux pourquoi de toutes ses questions.