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Critique de jongorenard


Un livre passionnant sur la vie de l'écrivain russe controversé, et sur l'histoire non moins controversée de la Russie des cinquante dernières années permettant de mieux comprendre notre présent et en particulier la guerre en Ukraine.
Je dois avouer que je l'ai lu avec plaisir tant le texte écrit avec brio par Emmanuel Carrère m'a captivé, tant la forme du récit m'a subjugué. Entre enquête journalistique, roman et biographie, ce livre ne ressemble à aucun autre.
Il y a tout d'abord la vie de Limonov, cet écrivain sulfureux dont il ne m'a fallu que quelques pages pour penser qu'il pouvait être à la fois charmant et déplaisant. Bien que j'admire son courage de prendre la vie à bras-le-corps et de se faire un nom, vivant une existence dont la plupart d'entre nous ne pourraient que rêver, il m'est apparu aussi comme une personne antipathique. Mais cela ne veut pas dire que j'ai détesté lire ses escapades exaltantes, au contraire j'y ai pris plaisir grâce à la verve et à la passion de Carrère pour son sujet, j'y reviendrai.
La volonté autant que le talent ont arraché Limonov de son milieu miteux dans la Kharkov soviétique vers l'underground artistique branché du Moscou des années 60 où il se fait remarquer comme poète d'avant-garde. Désirant quitter le pays, il se dirige en 1974 vers New York où « quand on vient de Moscou, c'est comme si on passait d'un film en noir et blanc à un film en couleurs. » Il y mène une vie misérable, chaotique et violente, sujet de son livre "Le poète russe préfère les grands noirs" publié à son arrivée à Paris en 1980. Au début des années 90, il ne supporte pas l'effondrement de l'URSS et, après un intermède scandaleux à combattre dans les Balkans avec les Serbes, il fonde en Russie le Parti national bolchévique en inventant une nouvelle couleur, le rouge-brun, étrange hybridation idéologique entre extrême gauche et extrême droite. Mais Vladimir Poutine, ne supportant ni la concurrence ni l'opposition, fait arrêter Limonov et ses NazBols dans une cabane de l'Altaï. Direction la prison où il écrit trois livres et vit une expérience mystique. Il en ressort apaisé psychiquement, mais plus antipoutinien que jamais, position qui s'adoucira des années plus tard.
On voit donc que sa vie tumultueuse, vindicative et violente suit les soubresauts de l'histoire de l'URSS et de la Russie. Emmanuel Carrère nous présente avec lucidité et clarté le déclin politique de l'ancienne Union soviétique, le conflit dans les Balkans, l'arrivée de la perestroïka, les alliances politiques de la jeune démocratie russe et l'arrivée au pouvoir de Poutine. Dans une écriture retenue et avec une précision lumineuse, il assume un penchant pédagogique en abordant les complexités de l'histoire de cette fin de siècle, parfois même de manière burlesque. Il dresse les portraits sans concessions du lourdaud Brejnev, du candide Gorbatchev, du mal dégrossi Eltsine ou du perfide Poutine.
Parallèlement au récit de la vie de Limonov et à celui de l'histoire de la Russie, j'ai été surpris par la présence de l'auteur lui-même dans le récit sans pour autant la trouver gênante. Emmanuel Carrère réussit à être un personnage de la biographie de Limonov, décrivant leurs rencontres et détaillant leur relation. La narration à la première personne pour laquelle Carrère s'appuie sur son expérience et ses compétences de cinéaste, de journaliste et de romancier, confère à son entreprise un air de crédibilité et même de neutralité malgré les rapports ambigus qu'il entretient avec Limonov. Dans la dernière partie du livre, Limonov demande à Carrère pourquoi il veut écrire un livre sur lui. À cause de sa vie passionnante, répond sincèrement l'auteur, ce dont je ne doute pas. Carrère, en intellectuel civilisé et bourgeois, admire Limonov, cet homme déconcertant qui mène une vie de légende. Mais il jalouse également ce personnage sulfureux et provocateur. Carrère a lu ses premiers livres, tous autobiographiques, qui l'ont à la fois enflammé et assombri :
« Ce qu'il racontait, c'est-à-dire sa vie, me faisait plus d'effet que sa façon de le raconter. Mais quelle vie ! Quelle énergie ! Cette énergie, hélas, au lieu de me stimuler, m'enfonçait un peu plus, page après page, dans la dépression et la haine de moi-même. Plus je le lisais, plus je me sentais taillé dans une étoffe terne et médiocre, voué à tenir dans le monde un rôle de figurant, et de figurant amer, envieux, de figurant qui rêve des premiers rôles en sachant bien qu'il ne les aura jamais parce qu'il manque de charisme, de générosité, de courage, de tout sauf de l'affreuse lucidité des ratés. »
La vision qu'Édouard Limonov a de la vie exalte Emmanuel Carrère en même temps qu'elle le ronge, car il la ressent comme un réquisitoire contre la sienne :
« La seule vie digne de lui est une vie de héros, il veut que le monde entier l'admire et il pense que tout autre critère, la vie de famille paisible et harmonieuse, les joies simples, le jardin qu'on cultive à l'abri des regards, ce sont des autojustifications de ratés, la soupe que sa Lydia sert au pauvre Kadik pour le garder à la niche. »
Comme Carrère, j'ai ressenti attraction et répulsion pour ce personnage antipathique et fascinant, enchantement pour sa vie de légende, pour l'intensité avec laquelle il voulait vivre, sans peur ni liens, mais également dégoût pour sa mégalomanie, son arrogance et son narcissisme.
Limonov est un livre stupéfiant, inclassable sur la vie d'un homme qui se rêve héros de roman. Malgré cette difficulté, Emmanuel Carrère s'en sort parfaitement en se tenant ni trop loin, ni trop près du monstre enchanteur : compatissant, mais pas trop avec le surprenant, talentueux, horrible et, parfois, romantique personnage. Je l'ai lu avec intérêt et enthousiasme.
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