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Critique de GeraldineB


La mythologie grecque engendre généralement des ouvrages d'une austère érudition. Écrits par des universitaires perchés sur leur Olympe, leur style alambiqué et désuet exclut d'emblée le lecteur novice et curieux qui passait par là. Ne baillez pas en les lisant, vous risqueriez d'avaler de la poussière. 

Venu du Canada, un vent frais vient pourtant de souffler sur le grec ancien et cette brise printanière et bienfaisante se nomme Anne Carson. Helléniste renommée, on dit qu'Anne se prit de passion pour le grec en lisant les poèmes de Sappho. Voilà sans doute pourquoi chacun de ses ouvrages est empreint d'une telle poésie.

Autobiographie du rouge est un livre inclassable, puisant aux sources de la mythologie mais résolument moderne. Il est inspiré du mythe de Géryon, monstre à trois corps et trois têtes qui fut vaincu par Héraclès et dont le poète grec Stésichore tira un long récit en vers. Malheureusement, de ce récit ne nous sont parvenus que quelques fragments.
Et c'est à partir d'eux qu'Anne Carson va entreprendre, elle aussi, de nous raconter l'histoire de Géryon sous la forme d'un récit en vers. Cela pourrait paraître rébarbatif mais il n'en est rien car, dès les premières lignes, l'auteure a le secret de nous rendre son personnage attachant. On entre alors avec lui dans ce qu'elle nomme une "romance", une histoire simple et bouleversante, dans laquelle on va le regarder grandir, aimer et souffrir.

Car le Géryon d'Anne Carson n'est pas un monstre ou alors c'est un monstre gentil. Venu au monde avec deux ailes rouges dans le dos, on le découvre enfant, protégé et tendrement aimé par sa mère, malmené par son frère, confronté à la dureté du monde extérieur. Sa différence, il devra très tôt apprendre à la cacher. "Ça serait dur pour toi si tu étais faible mais tu n'es pas faible" lui dit sa maman en lui arrangeant ses petites ailes sous son manteau avant de le pousser par la porte en direction de l'école. 

Puis vient l'adolescence. Géryon peu à peu s'éloigne et se découvre une autre différence dont il ne veut pas parler à sa mère. Géryon aime les garçons. Cela, il l'a su au moment où il vit Héraclès pour la première fois. C'était à la gare routière. Héraclès descendait d'un bus une valise à la main et leur rencontre fût "un de ces moments qui sont l'inverse de la cécité". Géryon est heureux. Il aime en grand. Et pour un peu, il en déploierait ses ailes. Mais Héraclès le quitte soudain, le laissant "coincé dans sa pauvre pomme pourrie", plus seul encore qu'avant leur rencontre.

Puis les mois, les années passent et le hasard, un jour, ramène Héraclès devant Géryon. Mais l'amour peut-il encore se vivre alors que l'un et l'autre ont tant changé? Dans la mythologie, Géryon meurt d'une flèche empoisonnée tirée par Héraclès. Ici la flèche n'est pas mortelle, même si elle est tirée en plein coeur. le poison, lui, s'appelle chagrin d'amour.

Les vieux contes mythologiques ne sont pas si éloignés de nous, voilà la leçon d'Anne Carson. Leur sagesse, leur philosophie peuvent encore nous parvenir et nous nourrir. Il suffit, comme elle, de savoir ajouter à l'érudition quelques pincées d'émotion et puis d'habiller le tout de mots simples et beaux qui donnent à l'histoire une incroyable fraîcheur. 

Anne Carson est-elle une formidable conteuse, une poétesse, une philosophe? Elle est mieux que ça, étant tout à la fois. Elle a ce talent d'être unique et de ne pas se laisser enfermer dans une catégorie. Ses ouvrages sont tous irrigués à la source de son intime, passant aisément de la non-fiction à l'autofiction. Son écriture est légère, y compris pour dire le plus pesant et l'on y retrouve avec joie la magie de l'enfance.

J'ai trouvé en ces pages des phrases qui semblent avoir été écrites spontanément, sans le moindre effort, et qui sont d'une incroyable beauté. Anne Carson ne s'affirme pas poète et c'est sans doute cette humilité qui garde à son écriture le naturel qui en fait tout l'éclat. C'est la poésie sans le dire, la plus belle, celle de la vie. 

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