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Critique de JustAWord


Si vous ne connaissez pas encore le nom d'Ariadna Castellarnau, c'est certainement que vous n'avez pas lu son premier roman, Brûlées, paru aux éditions de l'Ogre en 2018. Depuis cette dystopie incandescente, l'autrice catalane n'est pas restée inactive, loin de là. Elle signe aujourd'hui un recueil de nouvelles fantastiques au titre aussi sublime qu'évocateur : L'obscurité est un lieu. Au travers de huit histoires brillamment traduites par Guillaume Contré, Ariadna Castellarnau tisse un monde inquiétant et ténébreux où le conte devient cannibale, où les familles deviennent des monstres.
Préparez-vous au choc !

Après une préface passionnante signée par nulle autre que Mariana Enriquez, l'autrice du monumental Notre Part de Nuit, le lecteur rencontre l'univers torturé et puissamment dérangeant d'Ariadna Castellarnau.
Dans son monde, des êtres mystérieux surgissent dans le quotidien souvent morose voire dramatique des êtres humains. Lorsque le Grand trouve Lucia quelque part au Nord de l'Argentine, au plus profond d'une forêt inconnue, c'est pour mieux lui montrer l'obscurité qui s'apprête à recouvrir son existence. Quand une jeune fille blafarde surprend Igor dans un entrepôt abandonné, c'est pour lui faire prendre conscience de l'horrible trafic auquel il se livre. Et voici qu'arrive un bébé inattendu et beaucoup trop calme dans « L'île dans le ciel » afin de mettre un terme à ce semblant d'existence que mène Rebeca et son mari Noel. Créatures inquiétantes qui ont souvent visage humain, les apparitions d'Ariadna Castellarnau sont autant d'avertissements sur l'horreur sourde qui règne en maître dans les vies brisées que nous croisons au fil des pages.

Dans « L'obscurité est un lieu », c'est la fuite d'une famille qui devient le moteur premier de la terreur, c'est l'embourbement d'un père, le Suédois, compromis avec la pègre et l'argent. Lucia, jeune fille trop intelligente pour son propre bien, comprend que l'horreur se niche parfois dans ce que l'on ne voit pas. Comme ce gros Vilette le fou et ses cadeaux qui dégoûtent. Comme ce job dont son père ne parle jamais. Comme cette vie de misère qu'il menait avant de faire un pacte avec le Diable. Vient alors l'obscurité vraie, et le Grand. Un nouveau chemin qui emmène notre héroïne vers les ténèbres véritables. Chez Ariadna Castellarnau, l'horreur est un fait insidieux, l'inquiétude est une atmosphère du banal. On la retrouve à son paroxysme dans « Calypso » et ce voyage contre-nature, entre une jeune fille venue d'on ne sait où et un trafiquant d'enfants qui les promet à des horreurs volontairement tues. La catalane livre son chef d'oeuvre, sa pierre noire incandescente avec cette histoire d'une insupportable violence mais qui n'en montre jamais un seul indice comme peut le faire un Bolaño.
Car la violence, souvent, se fait à l'écart du monde.

La cellule familiale se décompose sous la plume de l'autrice hispanique.
On retrouve dans « Marina Fun » tout ce qui constitue le caractère dérangeant et malsain des histoires de Castellarnau. le récit d'un garçon-sirène gardé en captivité par ses parents pour se faire de l'argent tout en exploitant son petit frère au passage. Quelque chose de profondément perturbant s'enracine dans le sourire carnassier qui saisit le lecteur en imaginant cet être surnaturel qui rêve de manger des pizzas lorsque son frère, lui, voudrait juste s'envoyer en l'air et, surtout, pouvoir exister par lui-même. La famille devient un élément rance et perverti, comme dans « Au meilleur de tous nos enfants » où Vilma revient dans son petit village qu'elle a jadis quitté pour trouver le succès et la gloire. Sa mère lui murmure des phrases incompréhensibles dans l'oreille tandis que ses deux soeurs, des jumelles étranges, semblent sortir tout droit de Shining ou d'Alice au pays des Merveilles. Quelque chose ne tourne pas rond dans cet endroit qui ne veut pas laisser partir les siens, et l'on ne parle pas seulement de ce petit village trop tranquille pour être honnête…

C'est aussi dans la mort qui hante les cellules familiales imaginées par Ariadna Castellarnau que l'on se plonge. La mort d'une soeur submergée par une terrible inondation dans « Soudain, un déluge ».
Ici, Mauro vit avec son père anéantit au milieu d'un delta progressivement bétonné par de riches propriétaires terriens. Et si l'horreur pourrait venir des ossements de sa soeur retrouvés dans un ruisseau à sec, c'est par l'obsession de la ressusciter en en faisant une poupée d'os que l'indicible montre sa vilaine face. Celle d'un simulacre sinistre où l'on tente de survivre alors que le monde s'est déjà écroulée depuis longtemps. On retrouve ce désespoir latent dans « Les enfants jouent dans le jardin » qui voit une mère en deuil, Laura, se retrouver en proie à une home invasion peu ordinaire : celle d'enfants qui viennent commémorer avec elle la mort de sa fille. Mais entre les remords et les regrets, la chaleur et le réconfort deviennent vite asphyxiants, intrusifs, terrorisants. Si l'autrice catalane épate par son sens de l'écriture à la fois précise et tranchante, c'est aussi sa façon de détourner le conte et le mythe biblique qui achève de convaincre de son talent presque surnaturel lui aussi.

Une large partie des histoires rassemblées ici renvoie à la noirceur originelle des contes ancestraux. Ariadna Castellarnau convoque des êtres surgit d'on ne sait trop où pour nous emmener toujours plus loin dans la tristesse et la folie des hommes. Si le bébé anonyme de « L'île dans le ciel » apparaît comme un Jésus contrefait et si la jeune fille de « L'homme de l'eau » passe du statut de Messie à celui de cavalier de l'Apocalypse, c'est aussi parce que les mythes les plus partagés sont ceux de la religion, et qu'en un sens, le conte oppose ici des créatures païennes aux formules célestes de la Bible. le Grand surgit d'une forêt primordiale presque impénétrable, le garçon-sirène détourne le mythe des marins endurcis et les fantômes se baladent un peu partout parmi les pages de ces huit nouvelles, à la fois vengeurs et mélancoliques.
Comme le dit si justement Mariana Enriquez, Ariadna Castellarnau parvient à saisir « un monde qui vit et respire derrière le voile de la réalité », elle répond aux mythes et aux contes par l'horreur d'un réel qui brûle jusqu'à se consumer entièrement, corps et âme.

Prodigieux recueil de nouvelles, L'obscurité est un lieu s'immisce dans les interstices du réel et y déniche les fantômes qui peuplent le monde des hommes. Un monde inquiétant et parfois même terrifiant où Ariadna Castellarnau nous lâche la main sans prévenir, nous laissant pour seul guide sa plume incantatoire et brûlante au milieu des ténèbres.
Lien : https://justaword.fr/lobscur..
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