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Critique de JustAWord


Ce roman figure au sommaire du volume L'Émissaire des morts publié par les éditions Albin Michel Imaginaire. Nous traiterons de façon séparé les 4 novella/nouvelles et le roman lui-même pour donner une vision la plus précise possible de l'oeuvre publiée ici.
Pour débuter l'année 2021, les éditions Albin Michel Imaginaire ont décidé d'ouvrir le bal par la publication d'un pavé de 700 pages de l'auteur américain Adam-Troy Castro.
Si ce nom vous est inconnu, c'est que vous n'avez pas suivi les premières traductions en langue française de cet écrivain de science-fiction au sein de l'excellente revue Angle Mort. On se souvient notamment de la géniale Une brève histoire des formes à venir où l'auteur cause déjà d'un sujet qu'il affectionne particulièrement : comment communiquer avec des espèces qui ne nous ressemblent pas ?
Après avoir prolongé cette réflexion dans Démons Invisibles, le premier texte rattaché au cycle de la détective-diplomate Andrea Cort, l'américain se lance dans la forme longue avec Émissaires des Morts en reprenant la quasi-totalité des éléments mis en place dans le précédent texte. Voyons à présent comment Adam-Troy Castro compte se renouveler… ou pas !

Monde-cylindre
Tout débute par une réminiscence. Celle d'Andrea Cort, l'une des envoyées du Corps Diplomatique de la Confédération Humaine, qui se rappelle le jour où sa vie a basculé lorsque les deux communautés vivant sur la planète Bocai se sont entretuées…et qu'elle est devenue un monstre en y prenant part elle-même.
Rappel rapide du passé qui hante l'héroïne, le prologue enchaîne sur l'arrivée d'Andrea Cort au sein d'un monde artificiel construit par les IAs-Sources, cette forme de vie sentiente née de la rencontre d'une multitude de programmes intelligents émancipés/abandonnés par leurs civilisations progénitrices respectives. Un Un Un n'est pas vraiment fait pour accueillir la vie humaine, c'est le moins que l'on puisse dire.
Dans ce monde-cylindre aux dimensions colossales, les Frondaisons (sorte de réseaux d'arbres noueux et ultra-résistant) font office de plafond alors qu'un immense océan toxique recouvert d'une dense couche de nuages parcourue par des dragons (oui, des dragons, comme dans Game of Thrones) représente le plancher…pour autant qu'on puisse parler de plancher dans une telle situation. Des Frondaisons partent à intervalles réguliers d'immenses pylônes où s'attachent des soleils capables de simuler le cycle jour-nuit de l'habitat.
Outre le sense-of-wonder offert par l'auteur, le décor ainsi constitué possède quelque chose d'à la fois hautement fascinant… et terrifiant (surtout si l'on a le vertige). Pendu aux Frondaisons, deux éléments remarquables : une ville de corde en forme de hamac qui accueille la délégation humaine venue étudiée… les Brachiens, une espèce sentiente créée par les IAs-Sources au mépris de pas mal de règles éthiques intergalactiques. du moins, de prime abord…
Car le coeur du problème ici n'est pas de savoir si les Brachiens sont doués d'intelligence ou pas (comme c'était le cas pour les Catarkhiens dans Démons Invisibles) mais d'élucider deux meurtres commis au sein de la délégation humaine. Comme précédemment, et devant le caractère sensible sur le plan diplomatique de l'affaire, c'est Andrea Cort que l'on envoie sur Un Un Un.
Une Andrea Cort toujours rongée par son passé et par ses crimes mais qui, cette fois, s'est trouvée un nouveau but : démasquer les Démons Invisibles qui ont conduit à la tuerie de Bocai, sa planète natale. Adam-Troy Castro troque donc la multiplicité des espèces de son précédent opus pour se recentrer sur deux races en particulier : les humains et les IA-Sources (qui n'occupaient auparavant qu'un rôle très secondaire). Un choix risqué d'autant plus que le roman nous rejoue un peu le même couplet narratif que précédemment.

Policier-Opera
En effet, Adam-Troy Castro choisit une nouvelle fois de camoufler son intrigue purement policière et les poncifs qui vont avec sous le dense feuillage des Frondaisons et du monde-cylindre des IAs-Sources. On retrouve donc les mécanismes du polar avec une enquêtrice torturée au passé trouble, des suspects plus moins suspects, des crimes à la mise en scène savamment étudiée (avec au moins une crucifixion dans le tas), des révélations tonitruantes et un compte-rendu exhaustif du pourquoi du comment en fin de récit. C'est là d'ailleurs l'autre gros défaut d'Émissaires des Morts qui prend souvent bien (trop) son temps pour décortiquer les évènements afin de ne pas perdre son lecteur. Ce côté sur-explicatif atteint son paroxysme dans un dernier chapitre où l'on sent qu'Adam-Troy Castro veut bien que le lecteur ait compris l'entièreté des rouages de son enquête. Agaçant même si l'on comprend le désir sous-jacent de rendre le roman accessible au plus grand nombre.
Passé ces deux réserves, le roman montre une efficacité redoutable pour enchaîner les péripéties et les révélations au cours de l'enquête d'Andrea Cort tout en profitant toujours au maximum des possibilités offertes par son décor science-fictif saisissant.
Émissaires des Morts ne serait-il donc qu'un divertissement destiné à rassembler lecteur de polar et de science-fiction sous une même bannière ?
Pas seulement. En réalité, et comme toujours, même si le roman reprend une trame classique et des poncifs que l'on connaît par coeur dans le genre du policier, c'est à nouveau par la roublardise de la réflexion philosophique et anthropologique menée qu'Adam-Troy Castro arrive à se hisser au-dessus de la masse, un peu à la façon des aventures de l'inquisiteur Nicolas Eymerich de Valerio Evangelisti.

Le choix d'être ensemble
Alors que Démons Invisibles mettait l'accent sur la question de la conscience de soi et la définition d'un être intelligent, Émissaires des Morts s'intéresse à la fois à la caractérisation du réel par l'intermédiaire des Brachiens — cette espèce arboricole à la lenteur exaspérante qui pense que les humains sont des morts et que seuls les Brachiens eux-mêmes sont en vie — mais aussi à l'altérité et à ce qui fait de nous des êtres capables d'agir selon notre libre-arbitre. Tout commence d'ailleurs par l'exploration de l'espace Confédéré humain lorsque la détective se penche sur le passé des victimes et des gens engagés par le Corps Diplomatique. On découvre que la Confédération n'a rien d'une entité homogène et que l'ultra-capitalisme fait des ravages sur nombre de planètes transformant les habitants en esclave-à-vie d'une façon ou d'une autre… et que le Corps Diplomatique ne promet pas grand chose de mieux que de changer de maître. Ce questionnement infuse par la suite dans la totalité du récit puisque l'on retrouve cette interrogation vis-à-vis de la responsabilité des IAs-Sources envers les Brachiens qu'ils ont créé (et Adam-Troy Castro va donc encore plus loin en mêlant le concept de Dieu-créateur dans sa problématique de propriété/esclavagisme). de même, les êtres conscients ne sont-ils pas tous esclave de la Vie, cette jalouse maîtresse qui ne cède sa place qu'à un maître plus tyrannique encore…la Mort !
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'un des meurtres prend l'apparence d'une crucifixion…
Reste alors que le récit passionne dès lors qu'il s'intéresse à notre perception du monde. Les Brachiens le perçoivent d'une façon radicalement différente du fait de leur mode d'existence ET de leur nature, les IAs-Sources d'une autre façon à cause de leur toute-puissance apparente, les humains enfin l'appréhendent avec toute la diversité que l'on connait à cette espèce turbulente.
La véritable force du récit se niche dans la capacité de l'écrivain américain à imbriquer ces éléments divers pour en faire un vaste puzzle sur la réflexion politique et philosophique de la possession de soi et de l'autre. Même les relations amoureuses entre Andrea et l'excellent personnage des Porrinyards prennent en compte cette facette pour retranscrire la difficulté d'être un ou plusieurs, de s'unir totalement ou de s'entredéchirer individuellement. Tout le problème posé par l'alliance entre deux individus ou deux milliards se retrouve dans la capacité à rassembler sur les opinions et les perspectives du réel que l'on affronte. Émissaires des Morts parle donc d'une certaine forme de communisme étouffant face à un capitalisme esclavagiste…à moins qu'une majorité impose ses vue à certaines minorités. En arrivant à rejoindre cette préoccupation politico-anthropologique avec celle du libre-arbitre puis à en extirper des conséquences philosophiques quant à la vie et à la mort, Adam-Troy Castro parvient à nouveau à faire la différence.

Outre son monde-cylindre fascinant, Émissaires des morts fait à nouveau le pari d'une enquête policière relativement banale pour se pencher sur des thématiques science-fictives, politiques et philosophiques passionnantes. Malgré sa tendance à sur-expliquer tout ce qu'il montre, Adam-Troy Castro offre à nouveau au lecteur une aventure passionnante et intelligente… à condition de ne pas avoir trop peur du vide !

(Retrouvez les critiques des 4 autres textes contenu dans ce recueil directement sur le site Justaword.fr)
Lien : https://justaword.fr/andrea-..
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