Il s’efforçait d’imaginer ce que tous ses amis avaient pu devenir après tant d’années, mariés certainement, mais avec combien d’enfants, combien de femmes, combien de cochons ?
Normalement, un crime était commis par une personne ayant, momentanément ou non, perdu pied avec la réalité des choses, finissant par en venir à un geste malheureux et dramatique. S'il était difficile, voir impossible d'accepter les raisons motivant l'acte, il était toutefois possible de les comprendre. Le cumul de leurs expériences, culture et études permettait généralement de pouvoir envisager ces raisons et de faire progresser l'enquête en fonction.
La petite voiture se faufilait rapidement dans le trafic clairsemé. Treilhard regardait défiler les bâtiments anciens et élégants du front de Seine. Aujourd’hui où il pouvait sentir la Papouasie plus proche que depuis de nombreuses années, il perçut l’abîme qui la séparait de ces rues où une histoire millénaire pouvait se lire dans chaque pierre. Les Hulis, même depuis l’introduction de l’écriture par les premiers missionnaires, croyaient toujours en la mémoire individuelle et collective et ne paraissaient pas se résoudre à déléguer une partie de cette mémoire à leurs propres pierres. Depuis environ soixante ans qu’un premier contact les avait révélés au monde, seule une poignée d’anthropologues avaient pris soin de consigner cette mémoire. Une peur croissante avec chaque génération qui passait de la voir s’étioler et disparaître dans le néant de l’oubli. Treilhard sentait en lui cette part de mémoire, une partie d’un tout devenant cohérent dans un contexte humain. C’était cette part de mémoire qui s’était éveillée en présence de Wandipe Kari, essayant de retrouver la cohérence qu’elle avait perdue il y a plusieurs années de cela après le dernier retour vers la France, vers une nouvelle vie.
Cette aversion s'expliquait surtout sur du fait qu'il n'avait jamais pu se faire une véritable opinion véritable sur le fait de savoir si les politiciens ou hauts fonctionnaires étaient impitoyables et condescendants parce qu'ils avaient la charge de la vie et du destin de leurs concitoyens, ou s'ils l'étaient parce que c'est le seul moyen d'accéder à ces postes d'importance tant convoités.
Une phobie comme le vertige n'est pas une peur avec laquelle on peut raisonner, il n'y a aucun espoir de la contrôler ni même d'en faire abstraction. Elle est là, lovée dans nos tripes, tentant insidieusement de la paralyser, coupant le souffle, brouillant ses idées et sa détermination.
Le temps effaçait toutes les souffrances.
Quelques livres demandaient à être ouverts, des photos devaient être sorties de l'oubli dans lequel on les enfermait trop longtemps, des souvenirs cherchaient à resurgir dans le présent.
Les souvenirs restaient imprimés comme de vieilles photos dont les détails s'estompaient avec le temps qui passait, mais il les affectionnait, il s'y accrochait comme si ce qu'elles avaient figé lui appartenait un peu. Ces souvenirs avaient fin par façonner la personne qu'il était devenu, ils laisseraient toujours une empreinte invisible.
Dans ce métier, la patience n’était pas une vertu, c’était un critère d’embauche.
" Ces souvenirs avaient fini par façonner la personne qu’il était devenu, ils le changeaient, et s’ils finissaient par s’effacer, ils laisseraient toujours une empreinte invisible. "