Et Gabriel allait retrouver Frank Costello, le Premier ministre de la pègre, comme on l'appelait.
(...)
Costello ne portait pas de flingue, ne s'entourait pas de gardes du corps et n'avait même pas de chauffeur attitré. Quand il avait un rendez-vous, il prenait le taxi, seul, sans arme. Comme n'importe quel New- Yorkais.Pour les gens, c'était le signe que, après tout, Costello n'était pas si horrible : il avait beau être le capo di tutti capi, le chef de la Commission, le leader des cinq familles, le patron de tout le crime organisé, responsable d'une armée de deux mille hommes, c'était avant tout un petit gars du quartier qui avait réussi.
Le bar était juste dans le virage avant Barrow Street, mais Gabriel entendit la musique vibrer dès qu'il mit le pied dans la rue.
Les vitres de l'endroit avaient été noircies à la peinture et il n'y avait pas d'enseigne. Juste un bout de papier accroché à la porte avec un message griffonné au crayon : " Entrez si vous osez. "
La moitié des importations et des exportations du pays passaient par le port de new York, lequel était contrôlé par la Mafia : c'était le noyau dur, le coeur de la ville la plus formidable du monde. Le cauchemar au coeur du rêve.
- Dites, monsieur Costello, fit le chauffeur qui avait enfin le courage de lui adresser la parole, est-ce que je peux vous poser une question ?
- Bien sûr, mais arrête de m'appeler "monsieur" tout le temps, tu veux ?
- Vous avez un tuyau pour faire fortune ?
Change de métier, pensa Costello.
"Pour sûr, mon gars : il suffit de réussir à faucher un dollar. Mais un million de fois."
Le chauffeur resta dubitatif.
"Si tu fauches un million de dollars, on te poursuit jusqu'à ce qu'on t'attrape. Alors que si tu fauches un dollar un million de fois, tout le monde s'en fout."
"T'as entendu, pour Capone ? lança quelqu'un au fond de la salle.
- Bien sûr.
- Pauvre gars, conclut Moretti.
- La dernière fois que Joe est descendu en Floride, il est allé le voir chez lui, ajouta Vinnie Mangano. Et Al était assis au bord de la piscine avec une canne à pêche. Joe lui demande : "Qu'est-ce que tu fous ?" Et Al qui lui répond : "J'attends que ça morde !" Le mec, il attendait que ça morde dans sa piscine !"
Tout le monde resta songeur.
"Pauvre gars", répéta un autre.
Et puis tout le monde se remit à bavarder.
C'est tout le problème des âges d'or : on ne sait jamais qu'on est dedans. C'est rétrospectivement qu'on s'en rend compte.
Il fallait préserver la paix et la confiance dans la puissance de l’argent : du moment que tout le monde se faisait un petit paquet de dollars, la guerre n’avait d’intérêt pour personne. C’est ça qu’est chouette dans le capitalisme.
Quand Costello était jeune, il aimait voir New York se transformer en permanence, faire de la place pour s'agrandir. Maintenant qu'il n'était plus aussi jeune, il aurait aimé que ça s'arrête. Plus les choses changeaient vite, plus le passé se battait avec le présent et plus les frictions avec l'avenir se faisaient sentir.
Alors Ida avait décidé de regarder dans l'autre sens et s'était réfugiée dans le passé. Car le passé possède une grande qualité : on en connaît déjà l'issue. Même s'il est terrible, il a l'avantage d'être certain, et dans les moments d'indécision il apporte du réconfort et met du baume au cœur des désespérés.
Gabriel se retrouva seul. Comme un homme qui tombe.