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Critique de Colinvian


CRITIQUE DU VOLUME 1

Difficile en quittant Céline d'écrire à son tour. Il est de ces auteurs qui paralysent autant qu'ils encouragent ; étendant le possible de l'écriture romanesque, il montre aussi la vanité de toute imitation. Tout auteur qui s'essayerait à gonfler son texte des fameux « trois points », les agrémentant ci et là de joyeux points d'exclamations, de « Merde ! » et de « plof ! », ou de tout autre crachat verbal de son invention, serait grotesque, caricatural ; condamné à imiter, peut-être avec talent, certainement sans intérêt. Pourtant la tentation est là d'écrire quelque chose de proche. Personne ne raconte comme Céline, et l'on ne sait pas avant de le lire que la chose est possible. On voudrait étendre les richesses de cette écriture romanesque – mais Céline la pousse à l'extrême et coupe l'herbe sous le pied des héritiers. On rit, on s'extase, on s'ennuie parfois ; mais la vague célinienne, féérique et sinistre, reprend le lecteur dans un nouveau délire, le dépose en un feu d'artifice langagier, à la limite de l'écoeurement, dans quelque gargote anglaise où se croise une flopée de personnages littéralement incroyables.
Guignol's Band I a été publié en 1944 aux Editions Denoël. Flairant l'épuration, Céline délivre à son éditeur cette première partie, agrémentée d'une légendaire préface où l'on croirait entendre Céline boucler ses valises. « Il a fallu imprimer vite because les circonstances si graves qu'on ne sait ni qui vit qui meurt ! Denoël ? vous ? moi ?... ». Denoël est assassiné l'année suivante.
La deuxième partie, Céline l'écrit dans la foulée : elle ne sera publiée dans une version primitive qu'à titre posthume, en 1964. Il faudra attendre encore vingt ans pour découvrir le dernier état du manuscrit. Guignol's Band I et II peut donc être lu comme un tout, mais c'est bien comme un roman magnifiquement inachevé que les lecteurs le découvrirent alors. Et la fin, qui semble n'en être une que parce que l'auteur l'a décidé ainsi, sans que la narration ne le justifie, n'est finalement pas moins abrupte que celle de Mort à Crédit, roman que l'on ne soupçonnerait d'aucune incomplétude. C'est que Céline n'écrit pas ici une histoire qu'il déroulerait sur trois-cent pages ; il offre une succession d'hallucinations liées les unes aux autres par les pérégrinations hasardeuses d'un narrateur malléable. Aucune conclusion. Juste une succession de plaisanteries coupées au lyrisme.
Ce roman de Céline est probablement le meilleur des trois premiers. Guignol's Band se lit pour l'essentiel comme les aventures d'un clochard sous métamphétamines. Pas de pessimisme appuyé par des aphorismes : Voyage au bout de la nuit, déjà, semble bien dépassé. le narrateur déambule dans le Londres des années 1910, entre un mac, des prostituées, un prêteur sur gages, un Chinois Européen dont on ne comprend pas grand-chose : autant de personnages qui se ressemblent, parlent à peu près pareil comme chez n'importe quel mauvais romancier. Mais Céline a trouvé la parade : tout le récit est raconté par l'intermédiaire de ce narrateur peu fiable, dont on ne sait rien sinon que, mutilé de guerre, il souffre d'une paranoïa excessive qui lui fait voir les autres comme des dangers potentiels – tous semblables, tous fous. Difficile de savoir si le monde évoqué par Céline est véritablement pourri, rongé par une sexualité débridée, vérolée, ou si le cerveau extraordinaire du narrateur n'est pas plutôt un formidable amplificateur qui lui fait voir des êtres et des choses n'existant que dans le roman. Toujours est-il qu'il nous emporte, dans une prose explosive, tremblante entre l'argot et les exclamations diverses, au service d'un récit tourbillonnant. Pour la première fois dans l'oeuvre de Céline l'on songe à Boris Vian : mêmes séquences de délires sexuello-comiques, même tristesse sous-jacente, même incursion, parfois, d'un fantastique étrangement assimilé par les personnages d'un univers presque réaliste. Refus, aussi, des idées : Guignol's Band ne délivre pas de message. C'est une fête sinistre, une expérience esthétique spécifiquement littéraire qui repousse les frontières du genre ; libre à nous alors d'en faire quelque chose ou de n'en garder rien.

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