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Critique de berni_29


« Notre vie est un voyage, dans l'hiver et dans la nuit. Nous cherchons notre passage, dans le ciel où rien ne luit. Voyager, c'est bien utile, ça fait travailler l'imagination. Tout le reste n'est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force. Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé.
C'est un roman, rien qu'une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais. Et puis d'abord, tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux. C'est de l'autre côté de la vie. »
On rêve tous un jour de toucher le Graal littéraire, le roman qui va faire chavirer votre coeur à jamais. Je tiens Voyage au bout de la nuit comme le livre le plus génial qui m'ait été donné de lire à ce jour.
Quel verbe ! Quelle verve !
Le reste paraît si insipide... Comment qualifier ce roman ? C'est une pourriture éclatante. C'est un ramassis d'étoiles. C'est une vomissure de lumière. Il n'y a pas d'autres mots pour dire ce geste qui consiste à nous tendre un miroir et de nous inviter à plonger dans notre béance dérisoire et accablante.
Mais surtout il y a cette façon de nous raconter une histoire.
J'ai goûté à ce livre comme à une volupté épaisse, énorme. C'est une gueule ouverte sur l'humanité, fétide, outragée, agonisante.
On entre dans ce livre comme on entre dans une nuit monstrueuse, vers laquelle on voudrait tendre le bras pour voir ce qu'il y a à la fin, à la toute fin, se rassurer en quelque sorte qu'on est bien éveillé, même si on se tient debout dans la boue et qu'on avance à tâtons.
Voyage au bout de la nuit, cela démarre comme à la manière de Denis Diderot, c'est Jacques le Fataliste façon début du XXème siècle, un enchantement de circonstance, d'une petite cause naissent et s'enchaînent tous les événements qui composent la trame romanesque qui va suivre et entraîner le narrateur dans sa course effrénée, Ferdinand Bardamu, notre alter ego peut-être hélas à notre dépend, mais avons-nous le choix ?
Ainsi le premier chapitre du Voyage au bout de la nuit démarre par une discussion à la terrasse d'un café à Paris, un bavardage ordinaire qui va engager toute une vie, celle du narrateur, Ferdinand Bardamu.
C'est la ténuité d'une cause sans commune mesure avec l'ampleur de ses conséquences.
À la terrasse de ce café, comme ça, sur un coup de tête, par fanfaronnade, Ferdinand Bardamu va s'engager dans la guerre, il le fait sans héroïsme et il va en revenir très vite, car tout s'est fait sur un malentendu mais surtout c'est un lâche, il adopte la lâcheté comme unique comportement et c'est juste beau comme geste, c'est puissant, c'est jubilatoire de voir comment il va malmener et rendre ridicule à jamais tout geste de patriotisme.
Le désir de guerre prend ici un coup sérieux dans les reins, sinon ailleurs.
Le malentendu est scellé, les conséquences massives de ce moment d'enthousiasme vont se déployer : l'histoire peut commencer. Les trajectoires prises par la vie correspondent à des inflexions minimes, à des accidents de parcours, à des élans d'orgueil, avant que Ferdinand Bardamu ne s'aperçoive de sa fatidique erreur. On entre dans le romanesque par cette petite porte insignifiante, dérisoire, à l'instant où il y a un décalage, un abîme entre la cause et la conséquence, entre une toute petite chose, une toute petite cause et une infinie série de catastrophes qui vont suivre et construire le roman.
Le malentendu du héros vaut à Bardamu de passer quelques nuits savoureuses dans les bras de Lola jusqu'à ce qu'elle découvre l'imposture, que son amant est un lâche, alors que la lâcheté n'est-elle pas l'expression de vouloir vivre, survivre, coûte que coûte, comme le désir impérieux de voyager ?
Nous allons suivre Bardamu dans ses pérégrinations, dans l'indomptable Afrique, puis dans ce New-York optimiste, avant que le voyage ne s'installe définitivement à la Garenne-Rancy, décor à jamais sordide. D'un voyage géographique, nous passons alors à un voyage sédentaire, intérieur, vertigineux pour autant dans une ville triste et méchante où le narrateur va continuer à s'enfoncer encore un peu plus dans la nuit des autres.
J'y ai vu à chaque page une comédie truculente, une pièce de théâtre, des scènes inoubliables, des comédiens hauts en couleur avec des noms que je n'oublierai jamais : Lola, Musyne, Dolly, Bestombes, Robinson, Bébert, la vieille Henrouille...
Ici la bonté est dans la puanteur. Mais la méchanceté est là aussi, je crois avoir reconnu dans certains personnages affreux, sales et méchants la figure mythique des Thénardier, peut-être en pire...
On peut devenir le rescapé de ce monde épouvantable décrit par Ferdinand Bardamu dès lors qu'on saura en découvrir la beauté.
Je ne me souviens pas d'avoir lu un roman qui décrivait de manière aussi puissante la bassesse humaine, les vilénies ordinaires, le geste de pisser dans la Seine avec un sentiment d'éternité, la gaité crasseuse, le désastre de l'humanité et ses trous sanglants.
Ce voyage, c'est une déambulation intérieure où le désespoir prend son envol.
Pourtant il y a dans ce voyage des personnages attachants que je n'oublierai jamais. À commencer peut-être par Bébert, cet enfant fragile dont la gaité est portée vers l'univers. Il y a aussi la prostituée Molly et sa tendresse infinie. J'en veux à Bardamu de l'avoir quittée. Et puis il y a aussi la vieille Henrouille et ses deux dents qu'elle astique soigneusement parce qu'elle veut rester coquette.
Ce désespoir, c'est la misère des pauvres si bien décrite, la poussière qu'on mange à longueur de journée, ce médecin qu'est devenu Bardamu et qui ne sait pas comment parfois se faire payer de ses honoraires.
Ici se côtoient ceux qui croient encore au bonheur et ceux qui n'y croient plus, comme une lutte impérieuse...
Voyage au bout de la nuit doit tout d'abord se lire au premier degré et l'effet sur le lecteur n'en est que plus puissant. Mais on peut y voir autre chose. On pourra y lire des métaphores, des paraboles, des allégories, qui pourraient donner à penser. Pourtant ce texte ne cède à aucune ambition édifiante. À chacun son voyage.
Avant que ce ne soit la nuit partout, avant de refermer ce livre et de désirer déjà le relire dans quelques années, je voulais vous dire : Voyage au bout de la nuit est un énorme chef d'oeuvre, sublime, répugnant, abyssal dont la beauté n'enlève pas la crasse immonde qui se terre entre les personnages, dont la bonté ne supprime aucun de leurs mauvais sentiments, mais peut-être guide nos pas vers la nuit encore sombre et agitée, de laquelle il faut m'extraire pour tenter de rédiger quelques mots afin de revenir à vous.
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