Kanun

Et il pleure, médecine ancestrale, saignée systématique prescrite pour tout chagrin. Son cœur cogne et craque, son âme se déchire et se déverse en gouttes acides et amères, orage émotionnel qui le laisse creux et vide.

C'est puissant, les souvenirs d'enfance, très puissant. Tu as été l'un des personnages clés de sa construction. Et tu as ouvert une brèche dans la muraille qu'il a érigée. Il est un bon gars, à l'inverse de son frère. Tu le feras changer d'avis, je sais que j'ai misé sur le bon cheval, en faisant appel à toi

Il lui semble reconnaître chaque centimètre parcouru, chaque buisson et chaque touffe d'herbe, peut-être encore porteurs de rires et de joies anciens, abandonnés là par ses amis d'alors et lui-même, comme une offrande faite à l'avenir, comme des trésors à déterrer.

Il se sent désormais presque étranger à son propre pays, a la sensation de l'avoir quitté des siècles auparavant, et il ne le reconnaît pas vraiment, comme il a peur de n'être pas reconnu.

Il est très difficile de lutter contre ce qui n'a aucune raison d'être et ne repose sur aucune pensée, ni aucune logique. Les traditions, pour ne parler que de celles qui ont un jour eu une légitimité à exister pour faciliter la vie des Albanais et les relations qu'ils entretenaient, ont la peau dure, même lorsqu'elles sont devenues totalement obsolètes et n'ont plus aucune utilité.

Il était un brave homme, intelligent, même. Mais son penchant immodéré pour l'alcool annihilait souvent sa raison et ses capacités cognitives.
Plus rien ne comptait alors que l'ivresse, au mépris de sa sécurité et de celle des autres.

Respirer devient tout à coup un calvaire, qui entretient la crainte d'être entendu et repéré.

L'inquiétude et l'angoisse, sœurs jumelles et cruelles, tapies dans les plus obscurs recoins de son esprit, profitent pour se manifester de ces heures solitaires et sombres, propices aux monstres qui se cachent sous le lit comme à ceux qui usent d'une pile de vêtements ou d'un portemanteau pour se faire terreur en ombres chinoises. Ces instants où nous ne voyons ni n'écoutons plus rien avec nos yeux et nos oreilles pour les remplacer par notre seule imagination, et où le moindre bruit devient menace, craquement de plancher ou bruissement de feuillage, où tout n'est plus qu'agression en préparation.

Le Kanun, à l'origine, avait pour but de réguler la violence, quand l'état n'existait pas. Le drame de l'Albanie, c'est que faute d'une justice efficace, les familles se tournent encore, et peut-être de plus en plus, vers le Kanun.

Le Kanun régit donc les modalités de la vendetta en précisant, entre autres, que l’homme ne peut être tué devant sa femme, que l’assassin doit être présent à l’enterrement de sa victime, etc. Chaque vie humaine se rachète par une autre, choisie dans la famille de l’agresseur. D’où les nombreuses familles qui, en Albanie ou au Kosovo, vivent recluses dans leur maison en attendant l’inévitable, car le Kanun veut que la vengeance ne puisse se produire à l'intérieur de la maison du meurtrier. Une attente d’autant plus terrible que l’homme qui paiera la dette de sang n’est pas nommément désigné ; tout homme de la famille de l’agresseur ou offenseur ayant l’âge de manier une arme est, en effet, susceptible de subir la vengeance de la famille de l’agressé, ou de l'offensé. Il n’a plus qu’à se cacher ou, s’il « manque d’honneur » (selon leur conception de l'honneur, bien sûr), à fuir à l’étranger où il est parfois traqué et assassiné.