La lumière aveuglante du matin frappe les vitres comme des impacts de balle. L’infirmière en chef m’a précédée. Le dossier K s’est éteint hier d’une faiblesse du cœur, c’est mieux ainsi, annonce-t-elle, plus empesée qu'une idole-cloche béotienne, en me tapotant l’omoplate.
Rafler leur vie, mais pas ce qu’ils ont été. Impuissants contre la flèche du temps, incapables de tuer le passé et le vécu familier de vos exterminés, de raturer le souvenir et la mémoire quotidienne de vos victimes, vous avez alors assassiné leurs rêves de lendemain et pris vos fracas pour des victoires. Entendez-les, ils sont vainqueurs, morts mais chacun vainqueur d'avoir vécu, même brièvement. Vous, artisans criminels du jamais plus, avez perdu contre vos victimes ; une seule photo d'eux, un seul prénom est une victoire à tout jamais : rien n'extermine le miracle de ce qui a été. Gerhard a été. Bref, furtif mais irréductible, pour toujours il a eu lieu, Gerhard a eu lieu pour le monde, pour moi ; Gerhard dans mes bras est votre irréversible défaite.
Le regard baissé semblant fixer un plancher d'échafaud, je fus incapable de lui adresser une seule parole, je n’aurais pu que bégayer le prénom Gerhard. Le docteur Karl Brandt écouta attentivement le pasteur et observa les ouvriers handicapés à l'œuvre dans les ateliers. Le visage empreint d’une douceur inattendue, le docteur Karl Brandt déclara : votre travail avec ces personnes est remarquable, continuez. Mais la liste des cas les plus désespérés et de tous les patients juifs devra nous parvenir au plus vite.
Soulagé, von Bodelschwingh le regarda s’éloigner. Il n’est pas mauvais homme, voyez-vous, au contraire, me confia le pasteur, c’est un idéaliste voilà tout. Un fervent idéaliste. Il conclut sur un petit rire anodin : il est presque impossible de raisonner un idéaliste.
Comme s'il s'agissait d'un vice nouveau, l'infirmière en chef m'ordonna : évitez de vous attacher à lui, puis me rencontrant dans les jardins universitaires menant à la clinique avec le dossier K dans mes bras, elle insista : on ne s'attache pas à ce qui ne mérite pas de vivre, le mieux qu'on puisse lui souhaiter est une mort miséricordieuse. Elle ponctua sa phrase d’un regard vers le ciel comme on admirerait un plafond palladien.
Unijambiste, privé de ses avant-bras, il semblait un pantin inachevé. Dans ce petit corps flétri, rien ne semblait à sa place. L’incarnat de son minuscule visage était d'une étrange couleur fanée ivoire, comme un repeint tardif. Je réveillai l'enfant pour le nourrir et son cri strident me rappela celui d'un chat qu'on torture.
J'évitai l'étrange vacuité de son regard de marionnette tandis que le désordre primitif de ses sursauts hâtait mes soins. J'inclinai mon visage côté fenêtre, vers l'ordonnancement parfait et vaniteux du jardin.
Voici le dossier K, lança l'infirmière en chef à la cantonade, encadrée par la baie à carreaux antiques de la salle de pause, tête rejetée en arrière, retenant un monocle imaginaire. Intriguée, je me rapprochai de la fenêtre pour apercevoir le couple. La femme en manteau gris souris trottinait en portant contre elle une couverture de laine azur roulée en chiffon. Je me souviens de ce pur bleu céleste, de cette manière insolite de tenir son fardeau, du bout des doigts, du bout des bras, le visage détourné par un subit torticolis. Notre directeur, le docteur Werner Catel, accueillit le couple de fermiers et la couverture bleue fut déposée dans la chambre n°12, délicat morceau de ciel sur un drap d'un blanc irréprochable. L'infirmière en chef, sur un ton aussi raide et droit qu'un boulingrin de jardin à la française, m'informa que je serai en charge des soins du dossier K.