A Playa del Este, nous marchons le long du rivage : Tarara, Boca Ciega, Guanabo, les plages de carte postale se suivent comme les perles factices d’un collier, palmiers aussi caricaturaux que les jineteras en quête de touristes masculins à plumer en dollars. Nous mangeons des bocadillos rachitiques arrosés d’une bouteille de champagne à la santé du grand barbu qui gouverne l’île et à celle des intellectuels arrêtés quelques jours avant.
Tu es là, Phil, et mes inquiétudes se retirent à pas de velours. Je m’appuie sur ton bras pour marcher. Tu souris, tu souris tellement. Tu parles de tes projets d'eau potable en Inde. J'aime ta guerre. J'aime ton errance. Tu chantonnes Ain't no sunshine de Bill Withers pendant que j’allume une cigarette Hollywood payée en dollars. Je cueille une grande feuille de copey épaisse et grasse qu’on appelle papel de Cuba parce qu’on peut y graver des messages. Avec ton ongle, tu cisèles cette phrase de Guillermo Rosales : soy un exiliado total.
Avril 2002, La Havane, dite La Grande, est assommée. Rafle d’intellectuels à l’UNEAC, j'y assiste depuis le bar voisin Huron Azul où nous fêtons mon diplôme en sciences pédagogiques pour enseigner à l'Université. Personne ne comprend pourquoi les Forces Spéciales quadrillent les rues de La Grande, « simplement la machine qui s’affole » ironise ma grand-mère Estela. Je m'en fiche, je me fiche de tout : ma gamine et ma sœur sont rentrées en France. Je pars à la dérive. Sans ma fille, je ne suis qu'une moitié. Ecartelée. Pourfendue. J'ai faim. Les magasins sont plus vides qu’un précipice. Ravitaillement attendu la semaine prochaine, ou mañana. Impossible de tenir jusque-là sans m'approvisionner au marché noir. Mañana ne signifie pas « demain » en cubain castriste, mais « jamais » : ici, on est philosophe par force et humoristique par dépit. Déroute, banqueroute, saleté de route. J’accroche sur un mur la guirlande de papier que ma fille a coloriée. Par terre, un stylo feutre. Par terre comme moi.
Tu m’invites à dîner, dans un restaurant d’Etat, une Cantina estampillée au socialisme "irrrrevocable" où patientent des pizzas ratatinées couvertes d’un fromage bleu pâle semblable à de la capote fondue. Quelques Cubains hagards dans la salle, avec des têtes de fin du monde ou de névrose collective, au choix. Tu m’empêches de voler les couverts, tu me fais la morale, une fois de plus, et je lève les yeux au ciel.
On retire quatre bouteilles de champagne du coffre et on régale tout le monde. Les Cubains allument Radio 26 et la Cantina se mue en dancing improvisé. Tu m’invites à danser sur l’air d’un vieux boléro sirupeux, por favor quiereme amor. Tes hanches se rapprochent des miennes, dialoguant entre elles sans même nous avoir demandé la permission.
Ensuite, direction mon avenue préférée, la Calzada del Cerro pour rendre visite à un ami écrivain ; rien ne peut achever la splendeur architecturale de cette rue sans touriste, ni la banqueroute révolutionnaire, ni la putréfaction politique, ni les lois saugrenues d’un système à bout de tout : la plus vaillante et la plus cubaine des avenues de La Grande, cent pour cent azucar puro.
Ca fait trop longtemps que je suis dans cette ville-épave, alors comme tout le monde, je survis à une Révolution kidnappée par des psychopathes en prenant tout ce qui se trouve à portée de main.