Ex-Nihilo…A partir de rien, du moins de presque rien, d'aucune référence dans le genre, je suis entrée à petits pas chassés dans cette double trilogie de fantasy.
Ex-Nihilo, si la SF fait partie de mes lectures habituelles, je connais peu la Fantasy. La différence est de taille : si la SF propose des futurs possibles en les expliquant, la Fantasy suppose d'accepter l'étrange qui surgit, de mettre de côté toute rationalité pour accepter des phénomènes surnaturels totalement imaginaires. de faire un pas de côté, de se laisser porter. C'est une façon de relire certains mythes, d'aborder les rapports humains et certaines problématiques sociétales autrement.
Ex-Nihilo j'ai eu le bonheur d'y rencontrer le Nihilo. Ce rien qui vous rend invisible, vous permet de vous retrouver, de fuir à grandes enjambées, mais, si vous y restez trop longtemps, sa brume peut vous déchiqueter. Vous laisser en miettes. Un monde en miroir, aussi sombre que l'autre est coloré, aussi silencieux que l'autre est bruyant, un monde en noir et blanc dégageant un charme gothique des plus envoutants, sorte de photo négatif du monde réel.
Parfum de dragée
Le ciel est d'un blanc d'acier
Qui blesse les yeux
Enrobant d'un silence rond
Mes rêveries les plus noires
Rappelons, en quelques lignes, l'objectif ambitieux de ce projet littéraire, un projet dual composé à quatre mains intitulé le cycle de la Tour de Garde: deux trilogies écrites par deux auteurs.
Guillaume Chamanadjian est l'auteur de la trilogie de Capitale du Sud et
Claire Duvivier de celle relative à la Capitale du Nord. Deux capitales distantes aux moeurs, à l'urbanité, aux couleurs différentes et qui vont, au fil des tomes, être amenées à tisser des liens entre elles. Je tiens à souligner l'excellente idée d'avoir placé un très bon résumé du tome 1 au début du livre ainsi que la liste de tous les personnages. C'est suffisamment rare pour être salué, les lecteurs qui auraient laissé passer quelque temps entre deux tomes peuvent poursuivre l'aventure en toute confiance.
Le tome 2 d'une trilogie est souvent le tome de la plongée totale dans l'univers d'un auteur. le premier tome a planté le décor, instillé l'ambiance propre à la série, présenté les personnages auxquels le lecteur s'est attaché, planté les germes des intrigues à venir. Et lorsqu'il s'agit de lecture de l'imaginaire, de fantasy donc ici, ce tome a fait toucher du doigt au lecteur, avec subtilité et sans excès, l'élément étrange qui viendra prendre plus de place au fur et à mesure de l'histoire. Ce deuxième tome déroule ainsi plus profondément l'intrigue - et quelle intrigue, ourdie de manipulations et de complots ! - apporte les nuances au contexte dressé à grands coups de pinceau dans le précédent tome ; il donne à cet élément étrange entraperçu auparavant le véritable pas de côté donnant à la série toute sa singularité.
Avec ce tome 2 "Les trois lucioles", c'est une véritable épopée que nous vivons menée tambour battant, petite musique rythmée nous ouvrant la porte à un monde dual. C'est haletant, captivant, intelligemment construit et totalement dépaysant.
C'est avec une grande joie et une certaine impatience que je suis revenue en capitale du Sud, à Gemina. D'inspiration florentine, cette ville foisonne d'odeurs, de couleurs, de bruits. Une ville latine, généreuse, vivante, sanguine, dans laquelle les légendes et la poésie jouent un rôle important dans la construction identitaire et culturelle de chaque citoyen. Gemina contraste avec l'élégante Dehaven, Capitale du Nord plus froide et structurée, plus rationnelle et pragmatique. L'écriture de Claire Duviver est plus froide, distante, nonchalante à l'image de la ville. J'avais hâte de retrouver la chaleur de Gemina, son goût pour la bonne chair, ses mets divers et variés tels que les supions à l'ail et aux épices, ses gâteaux aux noix et à la crème d'amande surmonté d'une cerise confite dans le miel, ainsi que son vin capiteux notamment celui des Lucioles, qui donne d'ailleurs son nom à ce tome. Une ville éminemment sensuelle et solaire.
« Sa peau était constellée de taches de rousseur, mais elle luisait dans le soleil d'hiver. La courbure de ses seins, ronds comme des oranges, s'exhibait devant mon regard gêné ».
Mais une ville dans laquelle règnent plusieurs Maisons qui toutes se battent pour avoir le pouvoir et l'influence sur les autres, lutte de pouvoir à la Game of Throne. J'ai retrouvé avec émotion Nox, auquel je me suis définitivement attaché, désormais simple épicier, seul maître à bord de l'échoppe Saint-Vivant, depuis qu'il a juré de ne plus jamais remettre les pieds auprès du Duc de Servaint de la Maison de la Couane. Il faut dire que le tome 1 s'était terminé par une guerre civile provoquée par ce duc, celui-ci même qui a recueilli Nox et sa soeur enfants. Nox se retrouve tiraillé entre ce que ce Duc a fait pour lui enfant et ce que sa soif de pouvoir a provoqué. Après l'assassinat par empoisonnement de la fille du duc de l'Hirondelle et la destruction de l'Olivier mythique de la Cité au cours d'une bataille aussi brève que brutale, la ville panse ses plaies. Entre les différentes Maisons les tensions sont vives, notamment entre les Maisons du Port et celles du Massif la rupture est consommée. le duc Servaint, hier en position de force, compte ses alliés sur les doigts de la main et beaucoup veulent sa peau.
La trame du livre est ourdie de manipulations et de complots, tissée de luttes intestines. Différentes forces en présence (dont une particulièrement étrange et fantastique) pressent le jeune homme de tuer Servaint. Mais consentira-t-il à tuer l'homme qui l'a élevé ? de sa décision dépendra le destin de Gemina. Les jeux de pouvoir, les coups stratégiques semblent faire de la ville un échiquier géant sur lequel il faut savoir compter ses coups à l'avance pour pouvoir s'en sortir. de nouvelles pièces sans cesse surgissent tandis que l'avantage stratégique du jeune homme se trouve précisément dans son étonnante faculté de pouvoir disparaitre du monde réel quand il le veut pour basculer dans ce monde invisible et dangereux du Nihilo, immense et vide. Gare à ne pas se laisser toucher par la brume sous menace de se faire avaler et de disparaitre totalement…
J'aime regarder
Les immensités sans borne
Le ciel et la terre –
Oublier les sens, les formes
Des lignes et des frontières
J'ai apprécié ce récit, j'ai particulièrement aimé plusieurs choses qui sont toutes venues colorer mon expérience dans le domaine de la Fantasy.
Tout d'abord, et c'est une grande différence avec le récit logique dédié à la Capitale du Nord, la part belle faite à l'intuition, aux ressentis, l'attention aux dissonances qui fait partie de l'acquisition de la connaissance. Elle nous rend attentive à chaque élément, chaque mot prononcé. Comme pour le premier tome, les aspects sensoriels du récit me plaisent énormément, ponctuant l'épopée de saveurs douces-amères.
J'aime par ailleurs l'urbanité de ce projet littéraire, cette façon d'aborder deux villes très différentes laissant entrevoir deux cultures opposées, cette ville de Gemina aussi lascive qu'est corsetée Dehaven, sensualité qui se manifeste dans l'organisation de la ville, ses ruelles étroites, ses courbes lorsque celle de Dehaven est toute en ligne et en canaux structurés. On voit de plus en plus de liens entre les deux villes et la politique de Dehaven qui vise à mener une guerre à ses colonies a des conséquences réelles sur Gemina, notamment en termes de réfugiés qui demandent à venir vivre à Gemina.
Le sort qui est fait aux réfugiés, relégués dans des sortes de no mans 'land aux conditions de vie déplorables, le mépris accordé à l'étranger, est troublant d'actualité. La ville est d'ailleurs coupée de toute invasion par les Terres grâce à une immense muraille et ses sept grandes Portes, dont l'imposante Porte de la Grouse…Troublant là encore. Par ailleurs, le phénomène surnaturel du Nihilo est captivant et constitue le point commun avec la ville de Dehaven, nous avions en effet perçu ce monde parallèle dans le tome 1 de la Capitale du Nord mais de façon différente, de manière plus obsédante et violente. Je suis curieuse de savoir si c'est vraiment le même monde parallèle.
Enfin, si le projet est dual avec ces deux capitales, la ville même de Gemina est elle-même toute en dualité : le Nihilo, reflet de la ville de Gemina, Nox aussi lumineux et bon que sa soeur Daphné est perfide, les deux soeurs fondatrices de la cité, transformées en deux oliviers mythiques…dualité ne voulant en aucun cas signifier manichéisme dans le livre. Une dualité subtile, douce, qui fait sens.
En attendant la suite, et notamment le tome 2 de la Capitale du Nord, ayant choisi de lire les deux trilogies de façon entrelacée, je me prends à rêver de pouvoir à mon tour échapper à la réalité en ayant ce pouvoir incroyable de disparaitre dans un monde parallèle, certes dangereux et sombre, mais attirant par sa quiétude et son silence, par son invisibilité protectrice. Et pouvoir en ressortir à tout moment pour mieux faire partie du chant de la Cité et mieux composer de façon lumineuse dans la vie, comme on sortirait d'un rêve étrange, même si dehors il fait mauve, et déjà la vie hésite.
A frotter mes yeux
Toute la nuit s'en va
Dans les paumes creuses
De couleur lait entier
Et ébène de rosée