Le désordre et la vie

Amadou Hampaté Bâ m'avait dit au cours d'un entretien : « En Afrique, chaque vieillard qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle. » J'avais immédiatement inscrit sur mon carnet ce beau sujet de réflexion que l'on pourrait donner à traiter aux candidats du baccalauréat. Il avait vite ajouté : « Je prononce si souvent cette phrase qu'on va finir par croire que je radote. » Je n'ai jamais oublié et si j'y reviens aujourd'hui, c'est que la formule s'envole ce matin avec lui. Amadou, né d'une vieille famille peule, est mort tout à l'heure à Abidjan.

2995 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 518] 1991

Qu'est-ce qu'un traitre ? Quelqu'un qui, de façon trop courtoise, vous fait quotidiennement la cour et que 'on s'obstine à ne pas écouter, les yeux ouverts.

2994 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 517] 1991

Deux heures de conversation avec Pierre Boutang et à la fin cet avertissement tranquille : « La guerre du Golfe sera sans doute finie dans deux ou trois mois, mais à la vérité elle durera deux siècles. »

2993 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 512] septembre/décembre 1990

Gilbert [Salomon] connaît Auschwitz. Déporté dans cet enfer de 1943 à 1945 à l'âge de quatorze ans, il pourrait en dire toute l'horreur. Il se tait. Jamais un mot sur cette terrible traversée ; parfois, lorsque nous sommes seuls, loin de tout, nous deux, je reviens aux jours noirs pour ne pas les occulter tout à fait et il me dit doucement – comme pour s'interdire la haine, la violence – l'enfance qu'il n'a pas eue : » J’étais une proie, tu étais libre, tu jouais, et on se jouait de moi. » Jamais je ne m’habituerai à cet horrible numéro sur le bras qui me fait détester les étés que nous passons ensemble. Sa discrétion le délivre de tout récit hallucinant - « Si je vous racontais, vous le le croiriez pas », - il garde pour lui le pire.

2992 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 511] septembre/décembre 1990

Les foules arabes ne sont pas descendues dans la rue pendant les huit années de guerre entre l'Iran et l'Irak. C'était une affaire de musulmans, un affrontement fratricide. Aujourd'hui, avec l'Occident qui s'en mêle, l'humiliation est revenue et au seul bruit de ce mot partout on manifeste. Le monde pourrait en être bouleversé, l'après-guerre sera une longue patience...

2991 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 510] septembre/décembre 1990

Je crains la montée en puissance des mouvements intégristes, l'après-guerre sera bigrement difficile, nous ne serons plus regardés de la même manière en Algérie, en Tunisie, au Maroc. Saddam Hussein impose aujourd'hui ses rêves de conquêtes aux peuples arabes, il est entré dans l'histoire, sa « bravoure » est reconnue, sa défaite sera la victoire d'une certaine idée du monde musulman. Au XXIe siècle, l'humiliation pourrait changer de camp.

2987 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 510] septembre/décembre 1990

Paranoïaque, fou d'orgueil, assassin, illuminé... Il faut se méfier d'en dire trop ou pas assez, il importe de réagir sur preuves. Celle-ci par exemple, un document de 1980. Saddam Hussein écrivait : « L'Irak est trop exigu pour l'Irakien. C'est sans aucun regret que nous nous lancerons dans un combat pour atteindre nos aspirations... » On fait trop peu de cas de certaines promesses.

2986 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 507] septembre/décembre 1990

Jean Guitton : « … depuis l'âge de quinze ans, je prends presque chaque jour des notes sur les événements qui m'arrivent, complétées d'un croquis. Ce soir par exemple, j'écrirai sur vous et je vous dessinerai, avec vos beaux (!) cheveux blancs, votre visage rose et votre rire jeune. Vous figurerez ainsi dans mon cent cinquantième carnet. Billot a déjà commencé l'édition du premier. »

2985 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 488] septembre/décembre 1990

Les troupes du monde libre ont envahi l'Arabie Saoudite et n'en sortent plus : « Il n'y a pas d'espoir de solution diplomatique », indique George Bush. Serait-ce donc la guerre ? J'ai une drôle d'impression, le sentiment confus d'une monstrueuse magouille, d'une partie de poker truquée. Une chose est sûre : Bush, avec ses milliers d'hommes, a, pour l'instant, perdu la partie. Il avait exigé le départ immédiat du Koweït des troupes irakiennes. Elles y sont toujours, deux semaines après l'attaque surprise. Les grands sont si diplomates qu’il ne faut plus compter aujourd'hui que sur Israël. Mais une victoire de ce pays conduirait à sa perte.

2983 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 469] juillet/août 1990

Je n'ose pas dire à Paul qu'on se perd à vouloir trop haïr.

2982 – [Le Livre de poche n° 9669, p. 462] juin 1990