À force de tourner trop vite les mots deviennent tranchants comme des rasoirs. Quand on ne les laisse pas sortir, ils se transforment en fardeaux malfaisants.
Je m’enroule dans le plaid et zappe Julien Lepers pour un épisode d’Amour, gloire et beauté, l’un des soaps américains lobotomisants dont raffolait mamie. Je l’entends encore se justifier : « Et alors ? Dans la vie il faut savoir se détendre avec des idioties, les gens trop sérieux finissent par se tuer avec des cancers. »
Les terres désolées n’existent que pour aider les âmes perdues à distinguer l’essentiel.
Sauf sa moustache, bien sûr. Je la déteste celle-là. Pas à cause des poils piquants et attrape-miettes, mais parce que mon père l'utilise pour dissimuler sa bouche afin que l'on ne puisse pas déterminer s'il sourit jaune, noir, sarcastique ou pas du tout. Elle est la pièce maîtresse de son masque. Elle dissimule les émotions volcans.
Que sont les adultes, au fond, si ce n'est des enfants dont les blessures ont mal cicatrisé ?
"Les secrets de famille font cela, aussi : des enfants qui fabulent. Des gamins qui ne vivent pas tout à fait dans le réel. Des petits démons doués de seconde vue, inventant des fantômes pour remplacer ceux qu’on leur cache. Combler les filiations manquantes. Les enfants posthumes sont des affabulateurs merveilleux. Ils inventent pour faire la nique au Néant des origines. Celui dont ils sont nés. C’est un instinct de survie. Une révolte. Un grand oui à la vie".
Il s’agit là d’une énigme déroutante, à la limite du compréhensible. Mais bel et bien explicable. Même lorsqu’on ne leur dit rien, les enfants savent. D’une façon ou d’une autre, grâce ou à cause de gestes et regards fuyants des adultes, des sujets évités à table, des oncles, ou cousins systématiquement absents des discussions, des photos manquantes aux albums, des messes basses du grand-père ou de la grand-tante, des non-dits et attitudes qui le plus souvent relèvent de l’inconscient, les enfants sentent.
Depuis qu'il s'est installé en Islande, il mène ses jours comme s'il avait toujours vécu là, comme s'il n'avait jamais été rien d'autre qu'un paisible médecin de campagne se fichant pas mal du reste de l'univers. Et dont le reste de l'univers se fiche pas mal.