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Critique de oblo


Il n'a ni nom ni famille. D'une certaine manière, il n'a pas de chance non plus. Recueilli par une brave femme ukrainienne au coeur de l'hiver, Youri doit fuir son premier foyer à cause d'un parâtre brutal et cruel. le jeune garçon, qui souffre d'une malformation buccale - un bec de lièvre - passe ensuite six années dans un orphelinat soviétique où brimades et violences rythment son quotidien. Mais, repéré par le colonel Stavroguine, du renseignement soviétique, Youri est amené à servir sa patrie. Envoyé aux États-Unis après une formation exigeante, Youri y découvre un monde nouveau et la possibilité d'un avenir personnel. Cependant, le bonheur n'est pas au programme des missions d'un espion du KGB. Porté par une ambiance esthétique absolument remarquable, la bande-dessinée de Boucq et Charyn jouent à la fois sur le thème de la Guerre froide et de la veine fantastique.

C'est bien autour du diable - cité dans le titre - que se nouent les grandes thématiques du livre. le titre semble nous désigner Youri comme le réceptacle du diable, à cause de son bec de lièvre. Cette malformation physique est plutôt le prétexte tout trouvé pour ses camarades de l'orphelinat pour tourmenter Youri. En réalité, ce sont bien les autres personnages que croise Youri qui se révèlent diaboliques. Il y a d'abord le fermier que même les flammes ne parviennent pas à stopper dans sa haine meurtrière à l'encontre de Youri. Bien-sûr, Stavroguine n'est pas en reste, lui qui sacrifie même son frère pour son propre intérêt, bien qu'on ne sache pas s'il sert une carrière personnelle ou l'idéologie de son parti. Antéchrist véritable, Stavroguine a, pour appuyer sa triste réputation, le saccage d'un monastère et le massacre des moines pour fait d'armes. Au-delà de ces deux figures marquantes - notamment parce qu'elles apparaissent pour la naissance - littéraire - et pour la mort de Youri, d'autres personnages montrent un visage diabolique : les mauvais garçons de l'orphelinat, les sbires de Stavroguine ... Youri n'a de diabolique que la réputation, injustifiée par ailleurs ; il est plutôt angélique, attiré par les enseignements religieux de Grigori, un ancien moine qui forme les espions, et innocent : en témoignent l'histoire d'amour qu'il commence à vivre à New York, mais aussi le sauvetage d'un collègue qu'il opère alors qu'ils travaillent sur un chantier. Cette action lui vaudra d'être sauvé à son tour, comme une preuve du bon karma de Youri.

Pourtant, cette répartition manichéenne entre bons et mauvais personnages s'efface devant l'ombre de la Guerre froide dans laquelle, chacun pensant poursuivre la bonne idéologie, tous les moyens sont mis en oeuvre pour gagner. L'intérêt, ici, est que les auteurs mettent en scène des espions soviétiques aux États-Unis, et non l'inverse, comme bien souvent dans les productions culturelles. C'est en Youri que la Guerre froide est personnalisée. Alors qu'il a bénéficié d'une formation exigeante au sein du KGB, que l'État s'est occupé de lui durant son enfance - malgré des conditions très difficiles -, Youri découvre aux États-Unis la possibilité de vivre sa propre vie, loin des exigences du Parti. Les tensions entre l'individu et la collectivité, entre la liberté et la surveillance, font pencher Youri dans le camp libéral. Mais ce basculement n'est pas tant la preuve de la victoire d'un système sur un autre, que l'affirmation de l'importance de l'individu en tant que tel. La métaphore des ouvriers sur les gratte-ciel peut être lue ainsi : Youri se détache du sol, et des basses conditions tant matérielles que politiques pour être enfin lui-même. Cette affirmation de soi débouchera, ensuite, sur une accession à une forme de divin, sous la férule de Red Eagle, un Indien, lui aussi ouvrier sur les gratte-ciel, aussi habile tireur que puissant chaman.

Tout comme dans leur autre bande-dessinée, Little tulip, François Boucq et Jerome Charyn accordent une grande importance au fantastique dans leur récit. Dune part, on l'a dit, deux des principaux personnages secondaires, proches de Youri, sont des hommes de religion, au sens large du terme. Grigori est un ancien moine qui, pour survivre, a renié sa foi ; mais ce reniement est de façade, et Grigori continue de prier. Il dévoile ses icônes à Youri et lui fait entrevoir l'apaisement de la prière. Red Eagle, lui, initie Youri à une autre forme de spiritualité, non tournée vers une divinité unique, mais plutôt vers une nature déifiée. En un sens, Youri est prédestiné à être l'élève de ces deux hommes. En effet, le jeune homme dispose d'un pouvoir télépathique. Ainsi, ses rêves lui laissent entrevoir des événements récents qui, s'ils ne sont pas prémonitoires, lui permettent d'accéder à des informations qu'il n'aurait jamais reçues ; cette capacité lui fera aussi du tort. La part du fantastique est importante, car elle révèle la vérité. le don télépathique de Youri est bien réel, contrairement à ses noms soviétique ou américain, car il n'est véritablement ni Youri ni Billy Budd. C'est par le rêve qu'il sait que Grigori a été assassiné, et c'est par le rêve qu'il accède à la personnalité du mystérieux Abel, dont l'ambition était justement de passer définitivement aux États-Unis. le fantastique permet de dépasser les frontières idéologiques et politiques, et de révéler les individus à eux-mêmes et aux autres.

Bouche du diable, divisé en trois chapitres, souffre hélas d'un scénario inégal et d'une fin abrupte. La partie sur la jeunesse soviétique de Youri est très prenante, autant que les premiers pas de Youri sur le sol américain. Mais la dernière partie s'embourbe quelque peu, et certaines facilités narratives, comme l'apparition de Red Eagle dans les égouts interrogent le lecteur. Toutefois, la bande-dessinée entière est portée par le graphisme remarquable de François Boucq. Les décors sont saisissants, tant le baroque délabré des vieilles institutions soviétiques que les intérieurs miteux des appartements de la Grosse Pomme. Les visages sont remarquables par leurs expressions et par les traits très accentués, comme s'ils étaient burinés par le temps ou les épreuves. le sens de la mise en page finit de rythmer la narration à la manière d'un film. L'ambiance graphique ciselée par François Boucq est particulièrement immersive, au point qu'il faudrait, sans doute, scruter tous les détails de chaque planche pour en admirer la richesse. Et pour s'assurer, au cas où, que le diable n'y ait pas trouvé cachette.
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