Citations sur Mémoires d'Outre-Tombe - Flammarion, tome 1 (I-IV) (23)
Ces Mémoires seront le temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs.
p. 49.
Il fallut quelque temps à un hibou de mon espèce pour s'accoutumer à la cage d'un collège et régler sa volée au son d'une cloche. Je ne pouvais avoir ces prompts amis que donne la fortune, car il n'y avait rien à gagner avec un pauvre polisson qui n'avait pas même d'argent de semaine; je ne m'enrôlai point non plus dans une clientèle car je hais les protecteurs. Dans les jeux je ne prétendais mener personne, mais je ne voulais pas être mené: je n'étais bon ni pour tyran ni pour esclave, et tel je suis demeuré.
Il arriva pourtant que je devins assez vite un centre de réunion; j'exerçai dans la suite, à mon régiment,
la même puissance: simple sous−lieutenant que j'étais, les vieux officiers passaient leurs soirées chez moi et préféraient mon appartement au café. Je ne sais d'où cela venait, n'était peut−être de ma facilité à entrer dans l'esprit et à prendre les mœurs des autres. J'aimais autant chasser et courir que lire et écrire. Il m'est encore indifférent de deviser des choses les plus communes, ou de causer des sujets les plus relevés. Très peu sensible à l'esprit, il m'est presque antipathique, bien que je ne sois pas une bête. Aucun défaut ne me choque, excepté la moquerie et la suffisance que j'ai grand−peine à ne pas morguer; je trouve que les autres ont toujours sur moi une supériorité quelconque, et si je me sens par hasard un avantage, j'en suis tout embarrassé.
De chrétien zélé que j’avais été, j’étais devenu un esprit fort, c’est-à-dire un esprit faible. Ce changement, dans mes opinions religieuses, s’était opéré par la lecture des livres philosophiques. Je croyais, de bonne foi, qu’un esprit religieux était paralysé d’un côté, qu’il y avait des vérités qui ne pouvaient arriver jusqu’à lui, tout supérieur qu’il pût être d’ailleurs. Ce benoît orgueil me faisait prendre le change : je supposais dans l’esprit religieux cette absence d’une faculté, qui se trouve précisément dans l’esprit philosophique : l’intelligence courte croit tout voir, parce qu’elle reste les yeux ouverts ; l’intelligence supérieure consent à fermer les yeux, parce qu’elle aperçoit tout en dedans.
La monarchie fut démolie à l’instar de la Bastille, dans la séance du soir de l’Assemblée nationale du 5 août. Ceux qui, par haine du passé, crient aujourd’hui contre la noblesse, oublient que ce fut un membre de cette noblesse, le vicomte de Noailles, soutenu par le duc d’Aiguillon et par Matthieu de Montmorency, qui renversa l’édifice, objet des préventions révolutionnaires. […]
Les patriciens commencèrent la Révolution, les plébéiens l’achevèrent : comme la vieille France avait dû sa gloire à la noblesse française, la jeune France lui doit sa liberté, si liberté il y a pour la France.
[A propos de la prise de la Bastille]
En rasant une forteresse d’Etat le peuple crut briser le joug militaire, et prit l’engagement tacite de remplacer l’armée qu’il licenciait : on sait quels prodiges enfanta le peuple devenu soldat.
Religion à part, le bonheur est de s’ignorer et d’arriver à la mort sans avoir senti la vie.
« Le peuple, métamorphosé en moine, s’était réfugié dans les cloîtres, et gouvernait la société par l’opinion religieuse ; le peuple, métamorphosé en collecteur et en banquier, s’était refugié dans la finance, et gouvernait la société par l’argent ; le peuple, métamorphosé en magistrat, s’était refugié dans les tribunaux, et gouvernait la société par la loi. Ce grand royaume de France, aristocrate dans ses parties ou ses provinces, était démocrate dans son ensemble, sous la direction de son roi, avec lequel il s’entendait à merveille et marchait presque toujours d’accord. C’est ce qui explique sa longue existence. Il y a toute une nouvelle histoire de France à faire, ou plutôt l’histoire de France ne s’est pas faite.
A toutes les périodes historiques, il existe un esprit-principe. En ne regardant qu’un point, on n’aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points ; on ne remonte pas jusqu’à l‘agent caché qui donne la vie et le mouvement général, comme l’eau ou le feu dans les machines : c’est pourquoi, au début des révolutions, tant de personnes croient qu’il suffirait de briser telle roue pour empêcher le torrent de couler ou la vapeur de faire explosion.
Soit que la langue ait avancé, soit qu’elle ait rétrogradé, soit que nous ayons marché vers la civilisation, ou battu en retraite vers la barbarie, il est certain que je trouve quelque chose d’usé, de passé, de grisaillé, d’inanimé, de froid dans les auteurs qui firent les délices de ma jeunesse. Je trouve même dans les plus grands écrivains de l’âge voltairien des choses pauvres de sentiment, de pensée et de style.
Dans la vie pesée à son poids léger, aunée de sa courte mesure, dégagée de toute piperie, il n’est que deux choses vraies : la religion avec l’intelligence, l’amour avec la jeunesse, c’est-à-dire l’avenir et le présent : le reste n’en vaut pas la peine.