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Critique de berni_29


La tragédie qui ouvre le récit est un fait divers comme tant d'autres, c'est peut-être la conséquence, la déflagration d'une tragédie plus grande encore, abyssale, celle des femmes recluses à perpétuité au nom de la tradition, de la loi des hommes et des sociétés fabriquées par les hommes et pour les hommes, du droit que peut s'octroyer un seul homme tout simplement et du silence complice des autres qui vient s'enrober dans ce fait divers comme dans tant d'autres faits divers, hélas.
Le sommeil délivré, c'est l'histoire de Samya, une jeune femme égyptienne, c'est l'histoire de son mariage arrangé par son père avec un homme de quarante-cinq ans alors qu'elle n'a que quinze ans.
L'homme s'appelle Boutros, c'est un bey. Nous sommes dans un petit village au bord du Nil, dans les années cinquante...
Les premières pages avancent de manière implacable vers le drame qui va se jouer d'ici peu. C'est Rachida la belle-soeur de Samya, c'est-à-dire la soeur de Boutros, qui nous parle tout d'abord.
Plus tard, Samya reprendra la parole, elle dira les choses à sa manière... D'une autre manière que sa belle-soeur. Elle dira tout d'abord les choses comme elle les a vécues, dans sa chair. Elle dira les choses comme d'autres femmes auraient pu le dire à sa place... À la manière des femmes qui souffrent, oppressées, à qui l'on donne la parole le temps d'un récit écrit par Andrée Chedid.
Ce qui est terrible dans ce texte, bien sûr c'est l'oppression de cet homme qui révèle peu à peu sa dimension tortionnaire, mais ce qui rajoute à ce drame c'est la complicité malveillante de sa soeur, Rachida. Dans un précédent billet, je vous évoquais la complicité terrible des belles-familles dans un contexte si proche... Ici, elle s'incarne dans ce personnage de Rachida.
Le sommeil délivré, c'est le rêve impossible de Samya à devenir femme, devenir mère, être libre enfin libre, exister tout simplement.
D'une écriture belle, poétique, ciselée à merveille, d'une écriture qui vient capter la lumière d'un matin s'éveillant et glissant sur les eaux du Nil, l'autrice s'éprend du destin douloureux d'une femme qui s'appelle Samya et elle le dit sans concession.
C'est le silence de l'obéissance et de la soumission, c'est la soumission et la résignation...
Samya n'est pas seulement enfermée dans une maison... Elle est recluse à jamais dans une vie qui est la sienne, ou plutôt qui ne devrait pas être la sienne.
Le sommeil délivré, c'est donc à la fois le silence et la tragédie.
Quel geste pourrait délivrer cet enfermement ?
Samya, condamnée au silence, se retrouve là debout à devoir emplir le silence des pages qui se déroulent plus tard et leur donner de la lumière à sa manière, tâtonnant comme une femme peut essayer de tâtonner dans un monde verrouillé par les hommes.
Un jour, Samya, ne peut plus se lever, c'est arrivé comme cela un matin, elle a perdu définitivement l'usage de ses jambes. D'ailleurs, à quoi lui serviraient désormais ses jambes ? Pour s'échapper ? Mais pour aller où ? Pour aller jusqu'où ? Vers quel horizon ? Vers quels autres hommes ? le village d'à côté qui lui est interdit d'accès ? Retourner chez son père, chez ses quatre frères ?
Ici ce n'est pas la barbarie d'un seul homme, c'est celle d'un pan de l'humanité, cette humanité qui regarde en arrière, s'accroche aux vestiges de la tradition, aux zones les plus sombres des religions censées rassembler, mais au nom de qui, de quoi ?
On voudrait tant lire ce livre aussi comme une promesse à venir qui changerait le monde.
En contrepoint d'une noirceur qui pourrait dessiner la fatalité d'un monde sans retour, Andrée Chedid parle d'amour, l'amour de la vie plus que jamais, désolé moi j'y crois un peu encore.
Elle pose aussi cette question lancinante : est-il possible de se rebeller, quand on n'a connu que la soumission, sans participer à sa propre destruction ?
Ce n'est pas un récit qui dit la défaite et l'abandon, c'est un récit qui parle de la vie, les personnages secondaires sont beaux, résonnent en dissidence au drame qui va venir, ils sont beaux comme la vie qui s'exprime et se glisse dans les interstices d'une histoire écrite par avance, cette enfant qui chante sous la fenêtre une nuit et qui agace le mari et qui sera battue à cause de cela, cet aveugle du village voisin « sorte de divinité silencieuse qui régnait sur le village, au moment où les hommes étaient absents », la petite Ammal qui sculpte des figurines que son père va détruire parce que ses créations vont contre l'ordre des choses... Ce sont ces multiples personnages, malgré leur détresse respective, qui apportent de l'espoir au récit...
Être condamnée au malheur, ce n'est peut-être pas être résignée...
Ne prenez pas ce texte comme un chant désespéré, il faut s'en saisir pour changer le monde... Espérer...
C'est un texte beau et puissant, peut-être celui qui, venant d'Andrée Chedid, m'a le plus touché jusqu'à présent...
Ce livre, qui fut le premier publié par Andrée Chedid en 1952, est un cri qui rappelle ô combien que la cause des femmes est universelle et intemporelle.
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