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Critique de VincentGloeckler


« Dans le temps passé, on utilisait cette formule : « il était une fois… ». Avant le cataclysme, le manque n'existait pas. Il y avait des arbres partout, et les cités étaient légion. L'eau était visible, elle découpait l'horizon en deux demi-lunes bleutées : le ciel d'un côté, l'océan de l'autre. Les humains traversaient cette mer sur de grands vaisseaux, c'était un paradis. Les hommes dessinaient et peignaient. Ils utilisaient des pigments pour s'approprier les couleurs et les réinventer. « Jaune », « magenta », « mauve », leur quantité et leur diversité étaient sans pareilles. le monde n'était pas sombre comme la nuit. le soleil était notre allié.
Un jour, tout s'est éteint. L'ère du grand nuage noir a commencé. Les villes furent détruites. La planète devint notre ennemie. L'humanité disparut et des bêtes immenses apparurent, dévorant ceux qui n'avaient pas été emportés. Des hommes et des femmes se réunirent et les premiers ingénieurs désignèrent une zone sur le sol carbonisé. Ils décrétèrent que c'était le point de départ de la Tour numéro un.
Vertigéo est le phare des survivants, et les ouvriers bâtissent, année après année, des étages dans le ciel pour nous sauver… »
(pp.75-77)
Dans le monde devenu totalement gris de Vertigéo, une catastrophe a réduit la planète à un chaos invivable. Les survivants ont choisi de se spécialiser par corps de métiers pour reconstruire leur société, bâtissant des tours sans fin, avec l'espoir de pouvoir un jour retrouver le soleil et les couleurs au-dessus de la crasse des nuages… Soumis au règne tyrannique d'un mystérieux Empereur, secondé sur chaque tour par de féroces chambellans, les citoyens de Vertigéo sont devenus les esclaves d'un système totalitaire où leur travail, à l'instar du supplice de Sisyphe, semble être le seul horizon de leur existence et ne jamais devoir trouver d'aboutissement. Les femmes, elles, sont réduites au seul rôle de « génitrices », destinées à offrir leur corps comme brève récompense aux ouvriers et source du renouvellement de l'espèce ! Vivant dans la peur incessante d'être punis et condamnés à la « chute » - une plongée mortelle vers le sol désormais invisible au bas des tours – s'ils ne respectent pas les cadences qui leur sont imposées, mais aussi tenaillés par la crainte que renouvellent régulièrement les attaques d'énormes dragons carnivores, les hommes poursuivent leur labeur dans le seul espoir d'atteindre cette altitude où ils retrouveront la lumière et l'air pur. Un jour, pourtant, l'un d'entre eux se voit remettre par une femme rebelle en fuite un altimètre, qui lui révélera qu'ils sont bien plus bas dans leur « poussée » vers le ciel qu'on ne veut leur faire croire… Et si tout n'était que mensonge, si l'on n'avait entretenu l'illusion d'un paradis au terme de leur travail que pour éviter leur révolte ?
Multipliant les clins d'oeil à d'autres chefs-d'oeuvre du genre post-apocalyptique comme « La Route » (merveilleusement adaptée en roman graphique par Larcenet cette année) ou « le Transperceneige » de Rochette, montrant comment l'effondrement environnemental (juste une extrapolation de ce que le changement climatique nous fait vivre) entraîne nécessairement, si nous ne veillons pas à y prendre garde, un effondrement démocratique et le basculement de nos sociétés vers les pires dictatures, le sombre scénario de Lloyd Chéry est magnifiquement illustré par le jeu précis des traits sur le fond de brouillard des décors du dessin d'Amaury Bündgen, avec un hommage parfois aux audaces architecturales de François Schuitten. Une lecture bien dans l'atmosphère de l'année, ravivant la mémoire des excellents romans de lecture récente « Avant de brûler » de Virginie DeChamplain (La Peuplade, 2024) et « Langue d'or » de Philippe Comar (Gallimard, 2024). Et si le catastrophisme avait pour conséquence paradoxale d'engendrer le meilleur de la littérature contemporaine ?
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