Elle avait sa voix douce et inquiète à la fois, et cette façon de le questionner comme si son avis avait la moindre importance, comme si tout n'était pas déjà plié d'avance, et encore, c'était lui qui devait la rassurer, la confirmer dans ses choix, valider une nouvelle fois son éjection propre et nette, sans douleurs, démocratique comme l'est la loi du plus fort habillée de considérations participatives dans le couple - le couple quelle merde, l'amour quelle merde, l'amour comme la mer un putain de mirage acide, voilà tout. Et dire qu'il a été assez con pour croire à ce qui n'existe pas, nulle part, en aucun lieu.
(p. 64)
Mais elle n'aura pas les rats aux yeux jaunes, la neige. Eux ne se laissent pas attendrir par ses promesses falsifiées, sa langueur hypnotique. Eux savent bien qu'elle se déguise, provisoire, prête à muer en pluies glaciales qui décapent tout.
De toute façon ils ne dorment jamais, les rats aux yeux jaunes.
Ils attendent juste le moment opportun pour surgir des crânes.
Elle va mal, a dit l'aide-soignante gentille, celle qui met toujours une main sur l'épaule. Odile voudrait croire au geste spontané, elle espère que les protocoles ne fixent pas - aussi - ce genre de choses (vous veillerez à poser la main sur l'épaule en cas de mauvaises nouvelles), mais elle a un doute. Un doute léger, disons. Elle ne s'y appesantit pas.
(p. 92)
[ retrouvailles entre frères, après une vingtaine d'années ]
A présent leurs corps se ressemblent, et Karl voudrait bien croire à une coïncidence plus grande encore, une coïncidence absolue. Mais lui, Pierre, c'est un arbre. Avec des racines enfouies très loin dans le sol. Et un surplomb, une hauteur, que lui n'a jamais eus. Il se sent petit et flou.
(p. 48)
Il est un homme bien né, mais il s'est toujours senti plus à l'aise dans d'autres intérieurs, où la violence ne se cache pas sous les ornements d'usage. Piteuses carapaces.
(p. 90)
Parfois, les choses se passent ou ne se passent pas, sans qu'on sache vraiment pourquoi.
Il est dans cette voiture de retour vers l'enfance comme dans un bocal, et tant qu'il conduit enfermé dedans, il se sent protégé.
S'il a trouvé son paradis ailleurs, pourquoi est-il revenu ?
Le Doc fera un chèque, il en a largement les moyens, et ce sera plié. Il lui dira bonne chance et il pourra repartir, régler ce qu’il doit à l’autre. Il ira à Marseille et trouvera un boulot. Il habitera non loin de Sabine et Thierry et Angèle. La mer le narguera encore, mais ce sera sans importance, alors. Plus aucune importance pour la vie nouvelle. Il achètera des rideaux pour les fenêtres du petit appartement qu’il louera pour pas trop cher. Voilà à quoi il pense : aux rideaux colorés qu’il achètera pour les fenêtres du petit appartement au fond d’une impasse tranquille. S’il croit aux rideaux qu’il accrochera, tout est encore possible. Il n’a pas besoin d’avoir peur.
Angèle ne dit rien et c'est normal, elle ne dit jamais rien avec des mots.