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Critique de JustAWord


Auteur discret (à peine 17 nouvelles depuis 1990), l'américain Ted Chiang s'est pourtant affirmé comme l'un des écrivains les plus importants du genre.
Détenteur de quatre prix Nebula et de quatre prix Hugo (rien que ça), il faut attendre la publication de son premier recueil, La Tour de Babylone (Stories of Your Life and Others en version originale) pour qu'il se fasse remarquer par le public et par un réalisateur des plus talentueux, le canadien Denis Villeneuve. Grâce aux efforts du scénariste Eric Heisserer, la nouvelle L'Histoire de ta vie devient en 2016 un long-métrage de science-fiction acclamé par la critique : Arrival (Premier Contact).
Depuis, Ted Chiang a continué à écrire des nouvelles dans diverses revues et anthologies. Les éditions Knopf ont donc rassemblé 9 textes de l'auteur, dont 2 inédits, à l'intérieur d'un second recueil intitulé Exhalation.

L'ouvrage s'ouvre sur un récit particulièrement connu de l'américain : The Merchant and the Alchemist's Gate (traduit sous le titre français le Marchand et la porte de l'alchimiste dans le septième numéro de la revue Fiction). Récompensé par le prix Hugo et le prix Nebula, la nouvelle nous parle de l'incroyable découverte faites par Fuwaad ibn Abbas dans une petite boutique de Baghdad tenu par un marchant et alchimiste du nom de Bashaarat. Celui-ci, non content de fabriquer des objets d'une rare finesse, a mis au point une porte permettant à celui qui l'emprunte de revenir vingt ans en arrière ou, au contraire, de se projeter vingt ans plus tard. Impressionné, Fuwaad demande au marchand si certains de ses clients ont déjà utilisé la porte en question. Après lui avoir raconté trois histoires à propos de voyageurs déterminés à changer leur passé ou à découvrir leur futur, l'alchimiste s'interroge : pourquoi Fuwaad est-il si intéressé par cette porte ?
Sur le modèle des contes des Mille et Une Nuits, Ted Chiang enchâsse quatre histoires dans son récit et analyse les conséquences de nos actes par le prisme de la conscience islamique. Cette sublime nouvelle, aussi intelligente que surprenante, prend à contre-pied les traditionnelles aventures temporelles qui tentent de changer tel ou tel événement de la vie d'une personne ou du monde. Ici, le futur et le passé s'avèrent identiques, ni l'un ni l'autre ne peuvent changer, peu importe ce que nous y faisons. Ted Chiang postule ainsi que l'avenir est déjà écrit et que le passé reste gravé dans la roche, le seul acte sensé consistant à accepter sa vie comme elle est, purement et simplement.

Le second texte, Exhalation (traduit sous le titre Exhalaison dans le numéro 56 de la revue Bifrost), a lui aussi décroché le prix Hugo de la meilleure nouvelle en 2009. Comme pour le précédent texte, Ted Chiang s'y interroge sur notre capacité à apprécier l'instant même lorsque notre futur semble déterminé à l'avance. Un scientifique d'une civilisation extra-terrestre — en réalité des êtres robotiques qui fonctionnent par de complexes mécanismes de ventilation et de pression d'air — s'étonne que de plus en plus d'orateurs (appelés crieurs) n'arrivent plus à terminer leur discours avant que ne retentisse le gong des tourelles à horloge de la ville. Bien déterminé à comprendre ce phénomène, et après avoir écarté l'hypothèse d'une défaillance des horloges, il entreprend de disséquer sa propre boîte crânienne grâce à un jeu de miroirs et d'outils de précision. Il comprend alors que l'air qu'il inspire, extrait directement du sous-sol de la cité, pourrait bien être la cause même de leur mort à tous dans un avenir proche.
Cette histoire aux doux relents de steampunk renvoie aux expériences des premiers anatomistes pour arriver à comprendre le fonctionnement du corps humain. Mais Ted Chiang, non content d'inventer cette civilisation mécanique délicieusement étrange, y mêle une réflexion sur l'entropie et l'équilibre thermodynamique de l'univers pour aboutir en réalité à une fin du monde d'une immense poésie où le narrateur, conscient de sa propre fin, incite son lecteur à prendre conscience de la valeur de l'existence elle-même. Superbe.
En guise d'intermède avant le gros morceau du recueil, l'américain nous propose What's Expected of Us (traduit en français sous le titre Ce sur quoi il faudra compter dans la septième livraison de la regrettée revue Fiction ). Beaucoup plus courte que les deux précédents, cette histoire concerne l'invention du Predictor, une sorte de télécommande avec un seul bouton et une LED verte qui se déclenche une seconde avant que vous n'appuyez dessus. le postulat, assez abscons, permet en réalité d'illustrer la difficulté de l'être humain lorsque celui-ci comprend que le libre-arbitre n'existe pas (un point commun avec The Merchant and the Alchemist's Gate mais sous un autre angle). Même si l'idée est bonne, la brièveté de cette nouvelle la rend bien fade par rapport au reste. Un amusant amuse-gueule pour ce qui va suivre.

Car voici la pièce de résistance de ce deuxième recueil avec la novella de 110 pages intitulée The Lifecycle of Software Objects. Vainqueur des prix Locus et Hugo, le texte se concentre sur une créature artificielle et virtuelle appelée digient. Pour décrire simplement celles-ci, imaginez que les Tamagotchis deviennent des êtres conscients et sensibles dans des univers virtuels du style Second Life 2.0 où les hommes peuvent les élever et les éduquer. Créés par une jeune start-up du nom de Blue Gamma, les digients deviennent rapidement un phénomène qui, malheureusement, ne va durer qu'un temps. Lassé par la lenteur de l'apprentissage des bestioles — qui ressemblent à des animaux ou des robots tout mignons — le public s'oriente vers d'autres solutions et d'autres environnements plus modernes. Seuls Ana, experte en animaux, et Derek, l'un des designers de digients, persistent à conserver leurs compagnons virtuels. Malgré tous leurs efforts cependant, et avec l'obsolescente annoncée de leur environnement virtuel, les digients survivants sont menacés d'extinction pure et simple…à moins de faire un Pacte avec le Diable…
Ce long récit arrive non seulement à rendre des créatures purement virtuelles (et de surcroît fictives) attachantes et humaines, mais également à réfléchir sur l'importance que nous accordons à la morale quand on en vient à décider du sort d'entités non humaines (et donc animales dans un sens). Brillant de bout en bout, l'histoire surprend par son refus total de verser dans le coup de théâtre facile ou à dévier vers un chemin horrifique qui semblerait évident. Ted Chiang décrit avec minutie son univers et ses créatures, leur insuffle des questionnement et des réactions humaines tout en nous poussant à réfléchir sur la nécessité de conserver la vie, quelque soit sa forme et ses potentialités. Mieux encore, il s'interroge sur les droits que peuvent avoir des entités purement virtuelles et comment nous, êtres humains, sommes capables de nous émouvoir pour des choses qui, stricto sensu, n'existe pas. Et si cela ne vous suffit pas encore, vous pouvez y voir également une réflexion sur l'éducation des enfants et la perception des parents lorsque ceux-ci deviennent adultes trop rapidement (spoiler alert : c'est toujours trop rapide).
Passionnant, parfois poignant, toujours brillant.

L'humanité qui faisait donc cruellement défaut à nombre de nouvelles de son précédent recueil semble bel et bien de retour puisque le texte suivant, Dacey's Patent Automatic Nanny (écrit à l'origine pour une anthologie intitulée The Thackery T. Lambshead Cabinet of Curiosities par Jeff VanderMeer et Ann VanderMeer) prend le prétexte de raconter l'histoire d'une invention surprenante, en l'occurrence une nounou mécanique, pour nous parler des hommes qu'elle a changé. Créé par Reginald Dacey, un mathématicien londonien particulièrement affecté par la découverte des mauvais traitements qu'infligeait la nounou engagée pour s'occuper de son propre fils, la nounou mécanique de Dacey ne semble malheureusement pas être une réussite puisque le seul garçon véritablement élevé par ses soins a fini dans une institution spécialisée…jusqu'au jour le Dr Thackery Lambshead décide d'élucider ce cas si particulier.
Mine de rien, cette histoire aux doux relents Victoriens fait preuve d'une humanité improbable, entièrement contenue dans sa chute et qui utilise le prétexte d'une invention farfelue pour parler de l'éducation (encore) et du besoin affectif qui en découle. Tout comme le précédent texte, outre le plaisir de l'inventivité de son auteur, la nouvelle se penche sur la nécessité de prendre son temps pour élever et éduquer un autre être conscient. Original et touchant.

Plus démonstratif, The Truth of Fact, The Thruth of Feeling croise deux histoires : celle d'un père en proie au doute dans une société où Remem change brutalement la façon de concevoir la mémoire humaine — l'invention donne la possibilité de tout enregistrer dans son existence et donc, incidemment, de tout se rappeler dans les moindre détails, comme dans l'épisode 3 de la première saison de Black Mirror — et celle de Jijingi, un villageois du peuple Tiv en Afrique qui voit l'arrivée des Européens et de leur missionnaire comme un changement majeur pour sa culture orale qui n'a jamais admis l'écrit jusque là. Si l'on peut reprocher à l'histoire d'enchaîner un peu trop mécaniquement les deux fils narratifs choisis, il faut concéder à nouveau l'intelligence de Ted Chiang pour illustrer le changement de paradigme dès lors que l'on change de support. de l'oralité à l'écrit, de la faillibilité à l'absolu.
Comment le fait de pouvoir se souvenir de tout va-t-il changer l'humanité ?
Le fait de pouvoir oublier ne fait-il pas parti des processus naturels vitaux pour le pardon et l'évolution ? Ou au contraire, le fait de pouvoir réécrire l'histoire ne brouille-t-il pas la conception que l'on a de soi et du monde ? À nouveau, l'histoire s'avère passionnante en n'oubliant pas le facteur humain qui, finalement, décide de tout.
Autre intermède avec The Great Silence où Ted Chiang compose un texte court et poétique sur la disparition de la seule espèce non-humaine capable de communiquer avec l'homme : les perroquets. Ce qui touche ici, c'est la façon de Ted Chiang d'illustrer la bêtise de l'homme qui cherche la vie à des millions d'années-lumière alors qu'il n'est déjà pas capable d'apprécier celle, extraordinaire, qui se trouve sur sa propre planète. Un exercice de style réussi qui permet de souffler avant de retomber dans une des marottes de l'auteur américain : le rapport à Dieu.
Première des deux nouvelles inédites du recueil, Omphalos imagine un monde où la théorie créationniste se serait vu renforcée par les découvertes scientifiques réalisées. Problème, lorsque l'on découvre grâce à l'astronomie que tout n'est pas aussi figé qu'on le croit, la croyance et la foi vacille. Et si les humains sans nombril n'étaient qu'une coïncidence et non une preuve ?
Écrit comme une suite de missives/prières, Omphalos s'amuse à décrire une uchronie où la science serait parfaitement en phase avec le religieux. Seulement voilà, il faut tout de même tordre les lois de la physique pour faire rentrer le tout au sein de la théorie divine. En déconstruisant avec malice les fondements de son monde uchronique, Ted Chiang renvoie cette fois aux grandes découvertes qui ont fait basculer notre façon de voir le monde et l'univers et en quoi cela nous a profondément affecté en tant qu'individu et société. Malgré tout, le texte manque ici singulièrement d'humanité dans le fond et convainc donc moins que les précédents.

Reste alors la dernière histoire du recueil : Anxiety is the Dizziness of Freedom.
Le Prisme a révolutionné notre façon de concevoir le monde. Avec lui, il est désormais possible pour tous d'établir une communication avec ses paramoi, d'autres versions de soi dans des branches d'univers parallèles.
Grâce à une technologie quantique avancée, il est possible de savoir ce que nos autres moi ont fait (ou n'ont pas fait) dans d'autres réalités que la nôtre.
Nat travaille pour Morrow, un revendeur-profiteur de Prismes, et assiste régulièrement à des séances de thérapie de groupe animée par Dana, une psychologue spécialisée dans les problèmes humains soulevés par les Prismes.
Et ceux-ci sont nombreux puisque non seulement certains n'hésitent pas à arnaquer leurs prochains (par exemple en soutirant de l'argent à une vieille dame sur le point de mourir sous prétexte de l'envoyer à son paramoi en bonne santé dans une autre branche) mais aussi parce que cela induit tout un tas de questions sur la nature profonde que cache les uns et les autres.
Clou du spectacle de ce second recueil, Anxiety is the Dizziness of Freedom réunit toutes les qualités des précédents nouvelles de l'auteur : un monde crédible de bout en bout, une invention géniale et pas si simple que ça (car ici, l'activation d'un prisme engendre un point de divergence du fait de son utilisation quantique, ce qui veut dire qu'il n'y a pas de possibilité de tomber dans une branche où l'ante-activation est différent), une humanité de plus en plus poignante à travers les récits de Nat et Dana et enfin un questionnement sur la nature humaine lorsqu'elle est confrontée à un libre-arbitre vacillant.
Une réussite à tous les points de vues !

Corrigeant toutes les erreurs de son précédent recueil, Ted Chiang offre ici un condensé de ce que peut produire de mieux la science-fiction moderne. Brillant dans les moindres détails, inventif et audacieux, Exhalation propose une multiplicité de fenêtres sur l'avenir et l'univers, réfléchissant sur notre libre-arbitre et notre existence avec une finesse d'esprit qui n'oublie jamais notre humanité derrière la technologie. Un coup de maître.
Lien : https://justaword.fr/exhalat..
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