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Critique de MarianneL


«Mon Dieu, que c'est difficile de mourir !»

19 novembre 1975 : tandis que toute l'Espagne attend l'annonce imminente de la mort de Franco, on s'apprête à célébrer le soir même les soixante-quinze ans de José Ricart, un riche homme d'affaires, en compagnie de Maximino Arroyo, son vieux compagnon de la Phalange devenu commissaire de la police franquiste, de sa belle-fille mondaine et snob, de ses deux petits-fils Quini et Josemari, adversaires politiques à couteaux tirés quoique frères, de leur père Tomas, aussi à l'aise dans sa propre famille qu'un chien dans un jeu de quilles, et de quelques autres membres de la famille, caciques du régime ou autres invités. Cette journée, apogée de l'incertitude avant une mort qui sera finalement annoncée à l'aube du 20 novembre 1975, est baignée dans la crainte ou l'espoir, selon la position de chacun.

«La Phalange, le Mouvement, les procureurs aux Cortes. Toute cette machinerie avait servi à instaurer un ordre, mais elle ne servait plus à rien maintenant. On avait écrit une partition avec, cette partition avait donné une certaine musique au pays pendant un certain nombre d'années, mais un autre concert allait commencer. le chef d'orchestre avait besoin d'autres interprètes pour attaquer une nouvelle partition. Il haïssait ces types plus que son fils ne les haïrait jamais. Mais il ne pouvait s'empêcher d'être fasciné devant la société nouvelle qui s'approchait et à laquelle il ne s'adapterait pas.»

Lucio, opposant qui rêve de révolution et d'égalité depuis de longues années et qui vient de rejoindre l'Avant-garde révolutionnaire, Lurditas son amie, employée de maison chez les Ricart, le Professeur Bartos exilé intérieur, engagé dans une opposition souterraine avec ses étudiants et surpris d'être convié à cette fête d'anniversaire, tous les personnages, hommes et femmes, soutiens ou opposants du régime, ont des liens qui se dévoilent peu à peu.

«Juan Bartos ne trouvait rien de drôle à cette invraisemblable invitation, et moins encore lorsque, ce matin-là, Quini lui avait décrit l'assistance : un vieil homme prétendument libéral, qui fêtait ses trois quarts de siècle, une paire d'amis du roi de la fête («très fachos, tu verras», avait précisé Quini), un petit-fils révolutionnaire (ledit Quini), un autre à moitié nazi, une mère amateur d'art et un père apparemment presque inexistant. Bartos s'était souvenu de Tolstoï et de son Anna Karenine : "Toutes les familles heureuses se ressemblent ; les malheureuses le sont chacune à leur façon."»

Sixième roman de Rafaël Chirbes, publié en 2000 et traduit en français en 2003 par Denise Laroutis aux éditions Rivages, «La chute de Madrid» condense en une journée le tableau d'une Espagne déchirée par des décennies de dictature, à cet instant de basculement où le temps semble se figer. Un roman magnifique dans lequel l'auteur est capable au sein d'une même phrase d'affronter passé et présent, et de brosser un tableau panoptique de l'Espagne par le biais d'introspections intimes, subjectives et complexes qui mettent à nu une foule de personnages liés entre eux comme les fils d'une toile.

«C'était là, dans cette église, que Lucio et Lurditas s'étaient connus en se disant va en paix et en recevant l'eucharistie ; dans la chapelle du Pozo, l'eucharistie n'était pas une hostie comme ailleurs, mais un morceau de pain et une gorgée de vin, les gens n'allaient pas communier avec l'air de respect qu'ils prenaient quand ils allaient communier dans les églises du centre, où ils fermaient les yeux, ouvraient la bouche et sortaient la langue avec vénération, non, au Pozo, ils prenaient eux-mêmes , camarades, hommes et femmes, ils prenaient de leur main le morceau de pain et le portaient à leur bouche, et ça ne faisait rien si des miettes leur tombaient dans le décolleté ou sur le devant de la chemise, parce que Dieu n'était pas dans les miettes qui étaient tombées, ce n'était pas comme à l'église du village de Lurditas, les rares fois où le curé avait laissé tomber un morceau d'hostie, il y avait presque eu un drame, le curé à quatre pattes, qui nettoyait le sol là où était tombé le morceau d'hostie, le purifiait, leur demandait de dire quelques prières de plus parce que le Christ, dans son humilité, n'avait pas hésité à se traîner dans la fange (tel quel, la fange, alors que le choeur était pavé de dalles de marbre, blanches et noires) ; bref, elle aimait mieux la nouvelle manière de communier ; on en avait moins plein la vue mais c'était plus sincère, n'empêche qu'elle savait que les gens du Pozo auraient ri si elle leur avait raconté qu'elle s'appelait Lurditas parce qu'on disait que la Vierge avait fait un miracle avec elle. Ces gens-là ne croyaient pas aux miracles, ils croyaient en la justice, que la justice n'existait pas : c'était toute leur foi. Lucio le lui avait dit le jour où ils s'étaient rencontrés.»

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