- Si tu savais les choses qui peuvent arriver et qui n'arrivent jamais.
- Et toi, si tu savais les choses qui ne devraient jamais arriver et qui arrivent quand même.
Les escrocs sont malins et prennent les gens pour des cons, ce qu'ils sont dans quatre-vingt dix pour cent des cas.
Il est trois heures. Quelque chose du déclin crépusculaire s’insinue déjà sur les toits, une ombre infime qui s’agrippe, le gangrène, résolue à la noirceur. La texture du ciel a changé. On dirait que l’azur s’est éloigné de la Terre, qu’il ne la caresse plus que du bout de l’ongle, une égratignure. La lumière a la fragilité d’un souvenir, c’est une impression rétinienne, une rémanence plutôt qu’un éclat.
Quand ils se sont rencontrés, elle habitait en ville avec Rémi, dont aujourd’hui, il faut bien l’avouer, elle ne distingue presque plus le visage dans le fourbi de sa mémoire. Leur couple n’était qu’une coquille qui garde encore la forme de l’animal qui l’a créée mais ne contient plus que du vide, l’empreinte creuse de ce qui a été. Est-ce le destin de tous les couples de devenir un jour une maison abandonnée où ne bruisse que le vent de l’habitude ?
(…) il ouvre ses bras très fort et la serre contre lui. Très fort. Si fort qu’à travers son pull et sa veste elle sent quelque chose battre sous ses côtes. Elle se dégage un peu et l’embrasse sur la bouche. Son baiser a l’avidité délicate avec laquelle on règle son compte à une carcasse de poulet.
Les mains serrées sur le volant, elle suit tant bien que mal les méandres de la route sombre derrière le pare-brise qui s’embue. Il l’essuie avec une feuille de sopalin, puis une autre, ce qui lui permet d’entrevoir la lumière jaune des phares balayant les sapins. C’est l’amour, se dit-elle. Tout ce qui nous arrive, c’est l’amour. Cette absurdité, c’est l’amour.
Ils habitent loin de tout parce que c'est moins cher et qu'ils croient vivre ainsi une vie plus authentique. D'abord, c'est faux,corrige-t-il, on n'est jamais loin de tout, on est loin de certaines choses et près d'autres choses, on est toujours à côté de quelque chose, mais certains sont près d'une centrale nucléaire et d'autres près d'un lac. Elle répond que si, on peut être loin de tout c'est possible même au milieu d'une foule, dans la ville. Quand on est loin de soi, dit-elle. Sa voix se feutre d'une intonation fragile qui suggère qu'elle sait de quoi elle parle.
Ils se disent parfois que tout ça, la scierie, les vieux habits, c'est du provisoire,qu'ils vont faire autre chose. Souvent aussi, ils se sentent des gouttes dans un océan, trop petits, incapables en fin de compte de choisir le sens de la vague.
Ils se taisent. L’habitacle de la voiture se remplit d’un grésillement presque inaudible de grognements muselés, semblable au bruit blanc exaspérant des acouphènes. Il regarde droit à travers le pare-brise et elle sur le côté, par la vitre. Ils sont encore dans le parking, à attendre que la voiture de devant s’engage dans le rond-point. La circulation est dense, c’est samedi matin.