Au grand comptoir des halles

Doisneau est un regardeur ébloui. Sans trop tergiverser, ni inventer des trucs, il voit ce qui tient et peut tenir cadré. Sans biais, sans claudication, sans trop d'a priori, ni populiste, ni prolétaire, il reste un instinctif , sent ce qu'il fait. La vie est toujours première. (...) C'est un trésor national, non pas parce que maintenant il est très connu, mais parce qu'il change le rien en or. Il est comme Chaplin dans l'ironie, le plein fouet, la mélancolie lucide. (...) On a tort de lui reprocher sa gentillesse. C'est sa façon à lui de faire le tri. De se sortir du jeu. (p. 282-283)

... un temple dressé à la consommation, un symbole fort nimbé d'une religiosité éprise de prospérité. Les pavillons à lanterneaux vitrés évoquaient la suite moutonnière de certains temples chinois.

Dans les bistrots, il faut être bon public, pas bégueule, partant pour se marrer. Sinon, mieux vaut aller direct à l'opéra, au musée de l'Homme ou se taper les galeries. (p. 200)

Le maître livre fut donc -La banlieue de Paris- de Blaise Cendrars. Il sort chez Seghers et en édition pré-originale reliée, en version club à la Guilde du livre de Lausanne en 1949. C'est une parution immédiatement repérée. Les photographies de Robert Doisneau, totalement inconnues alors, accrochent et plaisent d'emblée; elles sont d'une lecture immédiate, font des vraies ouvertures sur la vie de tous et entament un dialogue loquace avec le texte. "Seule la photo peut donner aux gens cet air de famille qu'il est quasi impossible de rendre par l'écriture", souligne Cendrars, conquis par les images. (p. 86)

Lieu magique ! Voici les Halles ! La force d'un quartier mythique. Son amplitude. L'écho des siècles du plus vieux marché de Paris. Huit cents ans au bas mot que ce quartier ne dort jamais la nuit. Il faut dire que depuis toujours (ou presque !) le grand estomac, le poumon, l'intestin et le ventre de la ville étaient là, au plein cœur médiéval et noué de Paris. Installé en fondrière, comme un château légendaire le serait dans ses douves.

Ce que j'aime chez Doisneau, c'est qu'il vient du peuple, y retourne sans férir et n'en est pas rétréci. Bien au contraire. Ses camarades de régiment, les ouvriers rencontrés chez Renault ou ailleurs, ses collègues des métiers du début, ses amis des troquets peuvent lui rendre cet hommage. Il fut lui-même devant chacun. Ne changeant pas de braquet. (...) Il sut très tôt détecter les affabulateurs et l'aubaine de la bonne grammaire, celle des justes. (p? 280)

Les Halles... Arachnéennes et populeuses, elles en arrivaient à devenir des jours impraticables, saturées et noires de monde, ne pouvant contenir la démesure d'être le garde-manger le plus fréquenté des marchés à la ronde.

La main d'œuvre pléthorique apportait ce surplus de vie et d'activités annexes dont la ville se servait en retour pour se solidifier.

Avec Nicolas Chaudun, historien d'art et des mentalités, écrivain au gai savoir, connaissant Paris avec le cœur, il est bon de se caler à une table de café et de le laisser, enthousiaste et prolixe, nous révéler ces temps. " Paris, nous dit-il, ne fut qu'une suite de rêves urbanistiques proférés à voix haute."

Le boulot débordait largement sur les rues. Un temps, il n'y eut qu'à se baisser pour en trouver. Tout se faisait à la main. À traction des bras, du dos et des jarrets. Un vrai vivier de main-d'œuvre tournante, active et brinquebalante, sédentaire ou fugace. Des trajectoires de vie uniques...