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Critique de LucianaMortisol


La citation en exergue de Marcel Proust nous avertit : « ce que l'intelligence nous rend sous le nom de passé n'est pas lui ». Effectivement, Maryse Condé ne nous cache pas qu'elle nous invite à une reconstruction. A travers un certain nombre d'épisodes de son enfance et de son adolescence (un épisode par chapitre, chaque chapitre étant indépendant), elle s'efforce de retrouver la clef qui a fait d'elle, dernière-née tardive d'un couple de fonctionnaires guadeloupéens (mère institutrice) asservis à l'image de la France, une révoltée qui cherche à retrouver ses racines.
L'épisode du premier chapitre donne le ton. La famille à Paris… Dans les cafés les garçons s'étonnent que des Noirs parlent si bien le français. Les parents ne répondent rien, mais éprouvent ensuite entre eux le besoin de se sentir supérieurs aux serveurs, parlant le français mieux qu'eux. La petite Maryse sent qu'il y a problème : « Et moi, je ne comprenais pas en vertu de quoi ces gens orgueilleux, contents d'eux-mêmes, notables dans leur pays, rivalisaient avec les garçons qui les servaient. (…) Pourquoi enviaient-ils si fort des gens qui de leur propre aveu ne leur arrivaient pas à la cheville ? » Quand elle demande à son grand frère Sandrino, il répond : «T'occupe pas. Papa et maman sont une paire d'aliénés ». « A minuit, à force de coller tous les indices entre eux, je finis par bâtir un semblant de théorie. Une personne aliénée est une personne qui cherche à être ce qu'elle ne peut pas être parce qu'elle n'aime pas être ce qu'elle est. A deux heures du matin, au moment de prendre sommeil, je me fis le serment confus de ne jamais devenir une aliénée. En conséquence, je me réveillai une tout autre petite fille. D'enfant modèle, je devins répliqueuse et raisonneuse ».
Impitoyable pour sa famille, elle décrit un père vaniteux, un ancien séducteur vieillissant, et une mère dure, insensible aux problèmes sociaux, qui se permet de renvoyer sa bonne parce qu'elle a été absente pour soigner sa petite fille gravement malade ( et la petite Maryse est encore plus troublée quand Sandrino suggère que la petite fille est probablement morte).
La petite Maryse est coupée de tout ce qui est la vie des antillais autres que ces fonctionnaires pour lesquels la France est le moyen de l'ascension sociale. Il est évidemment interdit de parler en créole, on ne se mêle surtout pas à ceux qui font peuple. « Pour nous, pas de manmans restant à la maison en golle défraîchie, nous accueillant avec de gros baisers sur le pas de la porte, après leur journée à laver et repasser le linge avec des carreaux brûlants ou à faire bouillir des racines et, le soir, nous racontant les contes créoles de Zamba ou de Lapin. ». Tout doit aller dans le sens de la réussite sociale. Quand une des filles divorce, les parents, au lieu de l'aider, ne le lui pardonnent pas : « Emilia était coupable. L'échec de son mariage avec l'héritier des Tertullien privait mes parents d'un lustre de plus. Il ouvrait une brèche dans l'orgueilleuse muraille dont notre famille entendait s'entourer. Pour cette raison, personne ne pouvait la plaindre »
Episode après épisode, la jeune Maryse devient de plus en plus consciente de la réalité sociale de son île et de ce que signifient les choix de ses parents. Un jour par exemple, elle est réprimandée avec violence par son père et sa mère parce qu'elle a osé dire qu'une de ses camarades blanches était son idéal de beauté ; elle ne comprend pas, se sent culpabilisée par ses parents, mais sent aussi sans pouvoir en devenir consciente, que le reproche est irrationnel puisqu'elle ne l'a pas fait par mépris du Noir. Il lui manque la clef : elle ne sait pas que les Noirs sont infériorisés et méprisés.
Ces épisodes ne sont que les prémisses de la prise de conscience : la révélation, ce sera la lecture de la Rue Cases-Nègres : « Pour moi, toute cette histoire était parfaitement exotique, surréaliste. D'un seul coup tombait sur mes épaules le poids de l'esclavage, de la Traite, de l'oppression coloniale, de l'exploitation de l'homme par l'homme, des préjugés de couleur dont personne, à part quelquefois Sandrino, ne me parlait jamais. (…) Alors j'ai compris que le milieu auquel j'appartenais n'avait rien de rien à offrir et j'ai commencé de la prendre en grippe. A cause de lui, j'étais sans saveur ni parfum, un mauvais décalque des petits Français que je côtoyais. J'étais « peau noire masque blanc », et c'est pour moi que Frantz Fanon allait écrire ».

Peu à peu le voile levé sur la vie de la mère permet de comprendre et d'en venir à plus d'indulgence pour ce qu'elle est, elle la « fille d'une bâtarde analphabète qui avait quitté la Treille pour se louer à La Pointe ». « Ma mère avait donc grandi, humiliée par les enfants des maîtres, près du potager des cuisines des maisons bourgeoises ». Comme elle était très intelligente, elle fut remarquée à l'école et par obtentions de bourses devint « une des premières enseignantes noires ». L'épisode final sera un épisode de réconciliation où Maryse grandie gardera tendrement dans ses bras sa mère vieillie, mais tout en comprenant que jamais une véritable intimité n'aura pu se créer entre cette mère durcie et cette fille qui entrait dans un autre monde.

Devenue étudiante, Maryse se sent différente, seule, et essaie de faire quelque chose de sa solitude et de ses aspirations… Elle choisit l'anglais, moins poussiéreux que les lettres. Et le récit de la jeunesse se termine avec l'instant de la première rencontre amoureuse.
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