Tous les aspects de ce trajet m'intrigue. Nous pénètrons dans des contrées sauvages, qui comptent davantage d'antilopes, de chevaux en liberté et de coyotes que d'êtres humains. Mais ce territoire évoque aussi par moments un paysage postapocalyptique à la Mad Max, avec des épaves de vieux véhicules, des tas de ferraille et des déchets carbonisés parfois encore fumants. A l'époque où ces terres ont été parcellisées, chaque nouvelle route a sans doute été signalée par un panneau. La plupart semblent avoir aujourd'hui avoir disparu, les rares survivants évoquant un rêve évanoui, une entreprise avortée. Au lieu d'une zone résidentielle américaine des années 1970, le voici lancé en plein hiver vers les franges les plus reculées, pour vivre parmi les autosuffisants, les marginaux, les fumeurs, les blessés, les rêveurs et les ermites. (page 55)
La prairie présente certaines caractéristiques des ghettos ruraux. Il y a des individus sous le coup d’un mandat d’arrêt, il y a de la violence conjugale, il y a de l’addiction.
Je me fais cette réflexion que la vallée elle-même est une sorte de déversoir pour le barrage de la société contemporaine. Ceux qui ne peuvent pas être contenus dans le courant principal peuvent être envoyés par-dessus bord et échouer quelque part dans la prairie.
La société est définie par les personnes qui se trouvent à ses marges. C’est leur extériorité qui permet de définir le courant dominant.
Parmi leurs points communs, il y a un désir d’être à l’écart, d’activement ne pas être dans une ville comme Denver, encore moins New York ou Los Angeles. Parfois je me demande si l’on ne peut pas voir en elles une réponse à la question, Pour qui l’Amérique est-elle, et pour qui n’est-elle pas ? De manière générale, les résidents de la plaine que j’ai rencontrés ne sont pas les jeunes et les idéalistes (malgré quelques exceptions). Ce sont plutôt les nomades et les fugitifs ; les désœuvrés et les accros ; les mécontents, la troupe des “on a donné”. Des personnes qui ont l’impression d’avoir été broyées et recrachées ont délaissé, voire combattu, des institutions auxquelles elles ont appartenu toute leur vie, que ce soit l’entreprise, l’école ou l’église. La prairie est leur sanctuaire et leur lieu d’exil
Ce que l’on voit aujourd’hui, c’est une étendue naturelle magnifique qui se vend par parcelles – une terre vierge, disponible à l’achat pour une bouchée de pain, un paysage sur lequel même une personne aux moyens très limités peut imaginer laisser une trace.
Il émane de cette région une sensation d’ancienneté, aussi bien géologique qu’humaine. Ce qui a dû être perçu comme une invasion et une apocalypse par les peuples indigènes allait être célébré comme un commencement par les Espagnols, les Mexicains, puis les Américains qui voyaient là un espace vide, un territoire du bout du monde que les colons pouvaient dompter avec des fermes et des ranchs.
Je me souviens que la première ‘caravane’ est arrivée au moment de Thanksgiving. Et j’ai demandé, pourquoi on n’appelle pas ces gens des pèlerins ? Au lieu d’une caravane [on pourrait dire] que des pèlerins arrivent en quête d’une vie meilleure, à l’abri des persécutions.” Même si leurs effectifs sont conséquents, ce sont “des gens en danger, qui pourraient être accueillis”.
En mesurant la terre et en la découpant en parcelles, les Européens l’ont aussi transformée en unités qu’on pouvait vendre, acheter, et posséder pour un usage exclusif – encore un concept étranger aux Indigènes.
Le problème avec le paradis, c’est qu’on s’y amène soi-même.