La société est définie par les personnes qui se trouvent à ses marges. C’est leur extériorité qui permet de définir le courant dominant.
En mesurant la terre et en la découpant en parcelles, les Européens l’ont aussi transformée en unités qu’on pouvait vendre, acheter, et posséder pour un usage exclusif – encore un concept étranger aux Indigènes.
Parmi leurs points communs, il y a un désir d’être à l’écart, d’activement ne pas être dans une ville comme Denver, encore moins New York ou Los Angeles. Parfois je me demande si l’on ne peut pas voir en elles une réponse à la question, Pour qui l’Amérique est-elle, et pour qui n’est-elle pas ? De manière générale, les résidents de la plaine que j’ai rencontrés ne sont pas les jeunes et les idéalistes (malgré quelques exceptions). Ce sont plutôt les nomades et les fugitifs ; les désœuvrés et les accros ; les mécontents, la troupe des “on a donné”. Des personnes qui ont l’impression d’avoir été broyées et recrachées ont délaissé, voire combattu, des institutions auxquelles elles ont appartenu toute leur vie, que ce soit l’entreprise, l’école ou l’église. La prairie est leur sanctuaire et leur lieu d’exil
J’aime cet endroit et ce que j’y éprouve. Mais je ne suis pas certain que cette beauté fasse ressortir le bon en nous, les meilleures versions de nous-mêmes, comme le suggère Lopez. Le monde arctique de Barry Lopez n’a pas d’alcooliques, de poseurs de moquette en burnout noyant dans l’alcool leurs dernières semaines de vie ; il est quasiment dépourvu d’êtres humains. Dès que les humains entrent dans l’équation, la donne change
J’adore ces paysages à perte de vue. Le vide est synonyme de liberté. Mais trop de vide peut s’avérer néfaste.
Il émane de cette région une sensation d’ancienneté, aussi bien géologique qu’humaine. Ce qui a dû être perçu comme une invasion et une apocalypse par les peuples indigènes allait être célébré comme un commencement par les Espagnols, les Mexicains, puis les Américains qui voyaient là un espace vide, un territoire du bout du monde que les colons pouvaient dompter avec des fermes et des ranchs.
Tous les aspects de ce trajet m'intrigue. Nous pénètrons dans des contrées sauvages, qui comptent davantage d'antilopes, de chevaux en liberté et de coyotes que d'êtres humains. Mais ce territoire évoque aussi par moments un paysage postapocalyptique à la Mad Max, avec des épaves de vieux véhicules, des tas de ferraille et des déchets carbonisés parfois encore fumants. A l'époque où ces terres ont été parcellisées, chaque nouvelle route a sans doute été signalée par un panneau. La plupart semblent avoir aujourd'hui avoir disparu, les rares survivants évoquant un rêve évanoui, une entreprise avortée. Au lieu d'une zone résidentielle américaine des années 1970, le voici lancé en plein hiver vers les franges les plus reculées, pour vivre parmi les autosuffisants, les marginaux, les fumeurs, les blessés, les rêveurs et les ermites. (page 55)
Ce que l’on voit aujourd’hui, c’est une étendue naturelle magnifique qui se vend par parcelles – une terre vierge, disponible à l’achat pour une bouchée de pain, un paysage sur lequel même une personne aux moyens très limités peut imaginer laisser une trace.
Je me souviens que la première ‘caravane’ est arrivée au moment de Thanksgiving. Et j’ai demandé, pourquoi on n’appelle pas ces gens des pèlerins ? Au lieu d’une caravane [on pourrait dire] que des pèlerins arrivent en quête d’une vie meilleure, à l’abri des persécutions.” Même si leurs effectifs sont conséquents, ce sont “des gens en danger, qui pourraient être accueillis”.
Le problème avec le paradis, c’est qu’on s’y amène soi-même.