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Critique de Bologne


En 1980, le premier roman de Paule Constant, Ouregano, évoquant les souvenirs d'enfance d'une petite Française dans un village du Cameroun à l'époque de la colonisation, avait fait l'objet d'un plateau d'Apostrophes consacré à l'Afrique noire vue par les romanciers. À ses côtés, Jean Cau, Tierno Monembo, William Sassine et André Brink, à partir de parcours différents, évoquaient des images contradictoires. Or, l'un des participants avait vécu à la même époque et dans le même village que la romancière, mais ne s'était pas reconnu dans un personnage de son roman. Il y a de quoi s'interroger sur la transmission de la réalité par la fiction. L'interrogation ne dure guère et les chemins se séparent. « Nous nous sommes croisés à l'intersection de deux routes qui nous ont conduits chacun ailleurs. »
Mais trente ans plus tard, une lettre outrée de la femme de l'Administrateur, lui reprochant d'avoir travesti la réalité, restitue soudain l'édifice immense du souvenir cher à Proust. Une rencontre permet de comparer les mémoires ; elle aurait pu tourner à la nostalgie postcoloniale ; elle enclenche au contraire une prise de conscience sur la mémoire et la littérature. « C'était comme si on m'avait redistribué les cartes que je connaissais mais que j'avais rangées dans le mauvais ordre », se rend compte la narratrice, que nous n'appellerons pas Paule Constant, la distanciation entre roman et réalité étant précisément au centre de ce livre. Ce qui pour elle n'était que des anecdotes pittoresques s'éclaire sous un autre jour. Un accident de chasse ne cache-t-il pas un meurtre ? le progrès, notamment médical, apporté par l'Occident n'est-il pas un leurre ? C'est une autre histoire qui se rebâtit alors avec les mêmes matériaux.
Cette interrogation sur la fiction romanesque reste très discrète dans ce roman, qui n'a nullement besoin de références aux précédents livres de l'auteur pour être lu avec délectation. Mais ce sont les pages qui marquent le plus, car elles soulèvent un problème fondamental pour l'homme : celui du regard, de la prise de conscience, du rapport à la vérité. La narratrice se rend compte qu'elle a fixé ses souvenirs par la voie littéraire : la « pauvre petite Pasteure » qui ne lui avait pas été utile a disparu de sa mémoire. Il y a pire que d'entrer à titre de personnage dans un univers romanesque, se dit alors la romancière, c'est de ne pas y entrer du tout, et d'être exclu de l'espace de fiction « aussi infime qu'il soit, parce que le seul ressenti comme vrai ». D'autres événements en revanche sont présents, mais ont été changés. Souci du politiquement correct ? Tel est le reproche que lui adresse l'administratrice, Madame Dubois. Non, répond la romancière, mais « souci de cohérence romanesque que la réalité observe rarement. » C'est « le travail des romanciers », de « donner une logique à des événements reçus dans le désordre. » Certes, mais n'y a-t-il pas une idéologie inconsciente derrière cette réécriture ?
le plus touchant, dans cette prise de conscience, est celle de madame Dubois, qui apparaît en creux dans le dialogue, mais qui en a conservé une impression plus forte : entrant à l'hôpital pour ne plus en sortir, c'est la narratrice que la vieille dame, isolée, fait appeler à son chevet. « C'est ma romancière, elle seule sait ce qu'il faut faire, elle sait ce qui est bien pour moi. » Quel plus bel hommage la réalité peut-elle rendre à la fiction ?
Au-delà de cette réflexion, on appréciera, dans ce roman, la justesse avec laquelle sont reconstituées les atmosphères d'une époque et d'un lieu révolus. le lieu est Batouri, avec ses quatre collines qui « se narguent » comme les quatre châteaux forts du pouvoir blanc : l'hôpital, l'école, la résidence, l'orphelinat. Les invitations tournent de colline en colline, la nuit, « on devinait aux lumières qui les couronnaient l'intensité de la vie sociale des uns et des autres, les invitations auxquelles chacun se rendait puisqu'une colline particulièrement lumineuse entraînait du coup l'extinction d'une ou deux autres. » le temps est celui d'une Afrique à l'âge où se rencontrent deux mondes incompatibles. La nuit y est « un tunnel qu'il fallait franchir d'une seule traite. » On ne peut mettre un bras hors de la moustiquaire, un pied à terre, on doit attendre « au mieux le sommeil, au pire le jour ». le médecin organise une dîner des lépreux pour prouver qu'il n'y a pas de contagion à craindre. La tenancière du bistrot y emploie une guenon comme serveuse. Elle décapsule les bouteilles de ses dents et ne comprend pas qu'on puisse commander autre chose qu'une bière…
Sur tout ce monde règne Madame Dubois, bien plus que son mari. Paule Constant en trace un portrait touchant, ni complaisant, ni moqueur. Celui d'une femme de petite bourgeoisie sincèrement éprise de son mari, consciente de son rôle et destinée à le remplir malgré tout. Au milieu d'un monde qui ignore tout de la culture occidentale, il faut faire comme si tout était normal, maintenir les traditions de la diplomatie française : « cette femme si courageuse passait son temps à banaliser le monde, à le réduire par la force des mots à un modèle lointain ». Oui, il faut savoir commander un vol-au-vent et une compote de pêches et reconnaître bien sincèrement ce qu'on a demandé dans ce qu'on vous sert. Oui, il faut acheter une ménagère en argent gravée aux initiales d'un René et d'une Françoise pour les faire passer pour des couverts au chiffre de la République Française. Oui, il faut pouvoir, en toute bonne foi, s'indigner du chapeau des visiteuses (« C'est une offense à la République. Ce n'est pas moi qu'elles viennent visiter mais la France qui les reçoit ») et se retrouver désarmée devant les bonnes âmes d'Europe, qui lui reprochent de ne pas parler africain, alors qu'il y a des dizaines de langues différentes dans la région et qu'il faut se résoudre au « petit nègre » pour être compris. Touchante, l'administratrice, avec son manuel de cérémonies pour les colonies, dont le chapitre intitulé « Recevoir un prélat en brousse » est du plus haut comique. Touchante, parce que la grande cérémonie à laquelle elle se prépare depuis toujours tourne au désastre et au rapatriement d'urgence. Et parce que toute seule dans une chambre de bonnes où elle continue à représenter la France, elle reste fidèle à une jeunesse que personne ne peut plus comprendre. le roman fonctionne parfaitement dans le décalage amusé, mais jamais méprisant, entre ces deux France qui ne peuvent se rejoindre. La phrase qui lui a donné son titre, remise dans deux contextes différents au début et à la fin de l'ouvrage, résume alors d'une façon foudroyante le grand malentendu qui s'est prolongé trente ans.
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